— Pour nous aussi, les choses ont vite repris leur cours normal, dit-elle. Deux jours après notre arrivée, nous avions bon pied, bon œil. Le tonus musculaire des chevaux est intact, c’est l’essentiel. Poursuivons encore un peu avant de rentrer.
Une fois en selle, elle reprit l’exercice, demi-passade, volte serrée et ainsi de suite. Son regard intercepta une ombre, sur la ligne de faîte du petit massif. Ce n’était qu’une masse floue et vacillante dans l’aveuglante réverbération du soleil. La main en écran sur le front, plissant les yeux, elle discerna plusieurs silhouettes rapprochées, vaguement chevalines en raison de l’encolure arquée et des larges croupes. Elle n’aurait su évaluer la taille des créatures, ni même la distance à laquelle elles se trouvaient.
El Dia Octavo avait fait halte ; il regardait, lui aussi, en direction de la colline. De sa gorge monta un son étrange. Un grand frisson lui secoua les épaules, sa crinière se dressa, les poils du garrot se hérissèrent, comme si l’animal subissait le harcèlement d’une nuée de taons.
Marjorie se pencha.
— Tout doux, murmura-t-elle. Du plat de la main, elle lui frappa doucement le col. Un nuage passa sur le soleil. À l’instant précis où l’ombre allait les atteindre, les silhouettes s’esquivèrent.
De toute évidence, ces quadrupèdes indiscrets tenaient à conserver l’incognito. Agacée, Marjorie raccourcit les rênes et talonna les flancs d’Octavo.
Il ne bougea pas plus qu’un cheval de bronze. Puis il fut pris de tremblements. Une nouvelle plainte, rauque, rugueuse, sembla devoir préluder à un hennissement. Octavo n’était plus en état d’obéir à sa cavalière. La peur le tenait si fort qu’il ne pouvait plus ni avancer, ni s’enfuir. Marjorie resserra la pression rassurante de ses jambes. Elle lui posa la main sur le col.
— Calme-toi. Nous ferons comme tu voudras. Calme-toi. Tout va bien.
Brusquement, elle les sentit à son tour, l’un après l’autre, tous les symptômes de la peur : le cercle d’acier autour des tempes, le sang qui se retire du cœur, le souffle suspendu, comme une bouffée de mort. Tout va bien ? Elle avait parlé un peu vite.
Au cours de la nuit précédant la première chasse à laquelle ils devaient assister en qualité de « spectateurs aériens », aucun des membres de la famille Yrarier ne put fermer l’œil. Chacun fut la proie de ses angoisses familières, celles-ci affectant une force aiguë, une capacité de faire mal inhabituelle. Marjorie se leva aux aurores ; après une longue toilette, elle emprunta le passage souterrain pour gagner la chapelle où elle assista à la messe du matin. À son retour, elle trouva Rigo et les enfants attablés devant un solide petit déjeuner.
Entre eux régna longtemps un silence pénible, chargé d’effluves nerveux. Pour une fois, personne n’eut envie de se plaindre lorsque Stella, arborant sa tête des plus mauvais jours, laissa éclater ses doléances.
— Quelle journée nous allons passer ! Quel ennui ! C’est bien simple, nous avons l’air d’être en pénitence. Et c’est exactement ce qu’ils cherchent. En nous interdisant de monter à cheval, ils veulent nous punir de… de je ne sais quoi ! Si au moins ils nous avaient dit…
— Sois raisonnable, coupa Marjorie. D’un commun accord, nous avons décidé qu’à ce stade, toute curiosité ostensible serait déplacée et qu’il valait mieux s’abstenir de leur poser des questions. Prenons tranquillement notre petit déjeuner. Il s’agira d’être prêts quand l’engin viendra nous prendre.
L’engin, le monstre volant qui devait leur tenir lieu de monture. Stella s’abstint de répliquer. Ils mangèrent, ou plutôt ils engloutirent comme des gouffres l’énorme quantité de nourriture disposée sur la table, suffisante pour rassasier des convives deux fois plus nombreux. Glissant la main sous sa ceinture, Marjorie constata qu’elle pouvait sans effort la resserrer d’un cran. Elle dévorait comme jamais depuis son arrivée et ne cessait malgré tout de perdre du poids.
L’aéronef, lorsqu’il se posa enfin sur la pelouse, leur parut un monument d’extravagance, avec assez d’esprit pour n’être pas tout à fait ridicule. Il ne manquait pas d’allure, il fallait le reconnaître ; on ne pouvait nier que sa décoration outrageusement surannée ajoutât à son charme. Atterrissage et décollage s’effectuaient à la verticale. À l’intérieur, tout était luxe, anachronisme, silence. Le Patriarche bon Haunser leur présenta de profonds fauteuils de salon dans lesquels ils prirent place. On leur apporta un breuvage qui portait le nom de café sans en avoir le goût. Le pilote avait salué les passagers sans desserrer les dents ; il s’installa aux commandes, enleva son appareil et mit le cap sur le nord-est. À droite et à gauche, d’immenses baies ne laissaient rien ignorer du paysage. Bon Haunser signalait à leur attention les sites les plus pittoresques.
— La Crête du Coq, dit-il, montrant une longue élévation frangée de rose. Bientôt les versants seront d’un rouge écarlate. Sur votre droite se trouvent les Collines Noires. Vous avez conscience, je l’espère, de bénéficier d’un traitement de faveur. Bien peu d’étrangers peuvent se flatter de savoir à quoi ressemble notre planète, en dehors de la Zone Franche.
— À propos de la Zone Franche, quelque chose m’intrigue, dit Rigo. Les cartes montrent qu’elle occupe une superficie non négligeable, quelque quatre-vingts kilomètres de long sur cinq ou six de large. Une forêt très dense la cerne de toutes parts. Ses habitants se livrent avec passion aux joies du négoce, de l’élevage et de l’agriculture intensive, m’a-t-on dit. Au moment de notre atterrissage, nous avons vu qu’elle disposait d’un important réseau routier. Or je n’ai pas encore remarqué, en dehors de la Zone, la moindre voie de communication. Y a-t-il à cela une explication ?
— Monsieur l’ambassadeur, ainsi que je l’expliquais l’autre jour à votre épouse, l’herbe ne pousse pas dans la Zone, celle-ci comprenant tout le secteur délimité par la frontière naturelle des marécages et de la forêt. Cette enclave ne ressemble en rien à ce que vous trouverez par ailleurs sur la Prairie. Les roturiers peuvent bien tracer là-bas toutes les routes qu’ils veulent dans la mesure où les surfaces herbeuses y sont inexistantes, le marais constituant d’autre part un obstacle infranchissable.
Stella semblait interloquée ; elle parut sur le point de poser une question dont on pouvait craindre l’impertinence. Le regard impérieux de son père la réduisit au silence. Elle haussa les épaules et se tint coite.
— Vous préférez peut-être que les roturiers restent confinés dans leur réserve ? s’enquit Anthony sur un ton de curiosité polie susceptible d’amadouer la méfiance du Patriarche. Ou bien est-ce l’idée de voir s’étendre le réseau routier au reste de la Prairie qui vous répugne ?
Bon Haunser rougit, comme s’il regrettait d’en avoir déjà trop dit et s’en voulait de cette étourderie. Il dissimula son embarras derrière un petit sourire indulgent.
— Jeune homme, dit-il, sachez que les roturiers se trouvent très bien dans leur Zone. Ils ne souhaitent nullement s’installer ailleurs, aussi n’avons-nous pas à nous prononcer contre une hypothétique « invasion ». En revanche, nous ne saurions tolérer que notre planète soit défigurée par des routes. Je ne m’attends pas qu’un Terrien soit sensible à cette préoccupation qui revêt chez nous le caractère d’une véritable obsession. Nous aimons l’herbe, dans son infinie variété, nous la respectons et frémissons d’horreur à la pensée qu’elle puisse être irrémédiablement souillée. Cette déférence ne nous empêche nullement de couper, de moissonner, d’exploiter une végétation prodigieuse qui représente la seule richesse de la Prairie. Toutefois nous prenons soin de ne jamais causer le moindre dommage irréparable. C’est pourquoi vous ne trouverez chez nous d’autres voies de communication que les sentiers reliant chaque domaine au village placé sous sa dépendance. Encore n’acceptons-nous leur existence qu’à contrecœur.
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