Sa démarche était maladroite, disgracieuse : on aurait dit un grand échassier bancal. Il ouvrit la portière et s’effaça pour laisser entrer ses invités.
L’ascension se fit dans le vrombissement presque inaudible des deux hélices. Parvenu à quelque deux cents mètres d’altitude, l’aéronef suivit le parcours de la chasse dont les passagers ne perdaient rien, grâce au panneau vitré garnissant le plancher de la coque. Pendant un temps qui parut interminable aux Terriens, les Hipparions se contentèrent de dévorer des kilomètres de leurs foulées puissantes. Ils atteignirent une région peuplée de forêts. L’une d’elles les dissimula aux regards ; ils en émergèrent peu après pour galoper en direction d’un autre bois, tout aussi dense. La meute et les Hipparions manœuvraient avec un ensemble impressionnant, comme s’ils formaient une entité monstrueuse, excluant l’intervention des hommes. Sans les taches rouges des redingotes masculines, on aurait même oublié la participation de ceux-ci. L’herbe, à quelque distance en avant des chiens, était agitée de mouvements qui seuls trahissaient la présence du gibier.
Marjorie s’efforçait d’estimer à quelle vitesse se déplaçaient les Hipparions. Étaient-ils plus, ou moins rapides que des chevaux ? Moins, sans doute, mais l’étalon le plus intrépide aurait été bien en peine de se frayer un passage au milieu d’une muraille de bambous, comme le faisaient ces véritables forteresses bondissantes. En terrain plat et découvert, un cheval en bonne forme ne devait pas avoir trop de mal à semer un Hipparion, décida-t-elle, avant de se demander quel fantasme ridicule avait engendré l’idée de cette course contre nature.
Enfin, alors que la chasse venait de disparaître une fois de plus au plus profond d’un bois, le ballon perdit un peu d’altitude et se mit à planer au-dessus des arbres, suspendu par ses battements d’hélices imperceptibles. À un endroit précis se produisit dans le feuillage une grande confusion. Le renard s’était hissé sur la plus haute branche ; il lança vers le ciel un cri déchirant, de colère ou de défi, qui ressemblait à s’y méprendre à un appel de détresse, tel fut tout au moins l’avis de Marjorie. Puis ce fut, au milieu d’une grande turbulence végétale, un maelström vorace, fourrure, écailles, crocs, griffes, trop brusque pour le regard des spectateurs. L’impression ressentie fut terrifiante. Là-dessous se débattait quelque chose d’énorme, animé d’une volonté et d’une férocité indomptables.
— Voici donc leur fameux renard, balbutia Anthony. L’être que nous venons d’apercevoir est de taille à mettre en pièces une demi-douzaine de tigres !
Marjorie l’implora des yeux. Il obéit et se tut. S’ils s’imaginent que je suis disposé à donner la chasse à leur dragon, ils seront déçus, poursuivit-il en son for intérieur. Jamais je n’accepterai. Jamais !
Stella, pour sa part, suivait des pensées bien différentes. Monter un Hipparion, comme ce doit être exaltant, se disait-elle. J’en suis capable, je le sais. Toute la question est de savoir s’ils me trouveront digne d’essayer…
Ils osent appeler cela de l’équitation, ruminait Marjorie, soulevée de dégoût et d’indignation. La soumission aveugle, apeurée, aux caprices d’une bête cauchemardesque. Qu’adviendra-t-il s’ils insistent pour que nous chassions en leur compagnie ? Sans doute ont-ils des instructeurs… Faudra-t-il nous plier à cette exigence pour gagner leur estime ?
Monter un Hipparion, quelle horreur ! songeait Rigo. Si je refuse, ils me mépriseront. D’un autre côté, n’écoutant que leur orgueil tribal, ils voudront me tenir à l’écart de ce rituel morbide qu’ils appellent la chasse. Que faire ? Ils nous traitent comme de vulgaires touristes ! C’est intolérable !
— La Prairie ne vit que pour l’équitation, avait affirmé Sender O’Neil. L’équitation et la perpétuation des traditions aristocratiques. Vous êtes bon cavalier, je crois ? Votre oncle, le Hiérarque, a lui-même proposé votre candidature pour mener à bien cette mission. Vous et votre famille représentez désormais notre unique chance de salut.
— Quel salut ? Quelle mission ? avait insisté Roderigo Yrarier avec impatience.
— Les vieilles familles de la Prairie devraient vous accepter, car vous satisfaisez aux conditions requises. Quant à l’objet de la mission que nous envisageons de vous confier… Le Chef du Saint Office avait hésité. Prononcer le mot tabou, c’était admettre l’existence du fléau. Il détourna les yeux ; ses lèvres remuèrent sans proférer un son. Il emplit ses poumons de l’air sans vie de la cellule. Il s’agit de l’épidémie, avait-il murmuré.
Silence de Roderigo. L’aveu de Sender O’Neil n’était pas tout à fait une révélation pour lui, dans la mesure où les confidences du jeune acolyte avaient déjà produit leur effet. La colère l’emportait maintenant sur la stupéfaction. L’autre avait sans doute déchiffré sur son visage les signes d’un profond mécontentement. Il agita la main, dans un geste de dénégation, ou d’excuse.
— Je sais. Depuis près de vingt ans, nous serinons à la face du monde que cette épidémie est une invention, propagée par les fauteurs de troubles. Cette attitude, à laquelle votre oncle a souscrit, était dictée par le souci d’éviter à l’humanité un désastre encore plus grand. Dès l’instant où nous admettrons l’apparition de certains cas d’une maladie mystérieuse et mortelle, l’épidémie deviendra pour tous une terrible réalité et la panique se répandra comme une traînée de poudre. Ce sera la fin de tout. Croyez-moi, notre prudence est le dernier rempart contre le chaos.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?
— Les ordinateurs sont catégoriques, quels que soient les programmes envisagés. Pourquoi ? C’est très anglais : jusqu’à nouvel ordre, rien ne peut enrayer l’épidémie. Il n’existe encore ni remède, ni sérum, ni vaccin. Nous avons bien isolé le virus, mais à ce jour, aucun laboratoire n’a pu mettre au point un anticorps. Toutes les tentatives ont échoué. Nous ignorons même l’origine géographique du phénomène. Nos chercheurs travaillent dans le brouillard, ils n’ont aucun espoir à court terme. Les machines, elles, ne laissent aucun doute ; si l’univers apprend la vérité, tout est perdu.
— Le Saint-Siège sera à jamais discrédité, et alors ? Qui s’en soucie ?
— Il n’y aura plus de Saint-Siège, plus de civilisation, plus rien ! Il n’y aura bientôt plus un être vivant à travers le système. Essayez de comprendre, si vous le pouvez. Le taux de mortalité est de cent pour cent. Personne n’est immunisé. Ma famille est condamnée, la vôtre, celle du voisin. Nous y passerons tous ! Vous, moi, l’acolyte qui vous a guidé jusqu’ici, nous sommes des morts en sursis.
L’homme s’exprimait avec une véhémence plus convaincante que les longs discours. L’épidémie, Rigo en prenait peu à peu conscience, constituait un cataclysme sans précédent dans l’histoire de l’humanité, tout au moins par l’étendue et l’irrévocabilité de ses conséquences.
— Si la situation est telle que vous la décrivez, pourquoi pensez-vous qu’il existe une solution sur la Prairie ?
— Ce n’est qu’une rumeur, étayée par de faibles indices. Peut-être n’est-ce que le besoin éperdu de ne pas s’avouer tout à fait vaincus. Nos ancêtres ont poursuivi tant de rêves d’eldorado et de pierre philosophale…
— Épargnez-moi vos digressions. Ces indices, quels sont-ils ?
— Selon nos missionnaires du temple de Semling, l’épidémie aurait épargné la Prairie.
— La belle affaire ! La Terre aussi est épargnée.
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