Clifford Simak - Les fleurs pourpres

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Millville. Une petite bourgade sans histoires, quelque part aux Etats-Unis.
On s’y souvenait encore du jour où on avait dû faire appel aux pompiers pour récupérer le chat de Grand-Maman Jones sur le toit du patronage, de celui où le vieux Papy Andrews était tombé dans la rivière. Voilà les événements qui avaient marqué la vie de notre ville. De ma ville. Mais cela, c’était avant…
Avant l’irruption dans mon jardin de Tupper, l’idiot du village, nu comme au jour de sa naissance et dix ans après sa disparition. Avant que l’on parle d’arbres à dollars ou de machines à voir le passé. Avant que j’apprenne concrètement l’existence des mondes parallèles. Autrement dit avant les Fleurs pourpres…

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— « Du diable si je le sais ! Il fut un temps où je me creusais la tête, bien en vain d’ailleurs. Maintenant, je ne me tracasse plus, je laisse courir. Je me dis parfois que je ne suis peut-être pas le seul dans cette situation. C’est réconfortant. »

— « Mais ce téléphone ? »

— « Je l’ai inventé. Ou plutôt c’est cette autre personne qui l’a inventé – si c’est une personne. J’en ai eu l’idée et j’ai dessiné les plans sans savoir à quoi cet appareil pourrait bien servir et comment il fonctionnait. Exactement comme pour mes autres gadgets. Logiquement, ils ne devraient pas marcher. »

— « Mais vous me disiez que beaucoup d’objets que vous fabriquiez semblaient ne pas avoir de but apparent. »

— « C’est exact, mais pour ces téléphones, puisque vous les appelez ainsi, les choses se sont passées d’une manière particulière. Je savais à combien d’exemplaires il fallait les sortir et je savais où je devais les expédier. »

— « Où ça ? »

— « À une compagnie du New Jersey. »

Cela devenait délirant

— « Récapitulons. Vous avez trouvé les plans tout prêts dans votre tête. Vous saviez que vous deviez fabriquer ces téléphones et les envoyer à une adresse précise. Et vous avez agi sans vous poser de questions ? »

— « Oh si ! Je m’en suis posé ! J’avais l’impression de me conduire comme un fou. Mais réfléchissez : mon second moi, ce cerveau auxiliaire, ce contact que j’avais avec quelque chose d’autre, ne m’a jamais abandonné. Il a sauvé l’affaire, il m’a donné de bons conseils, il ne m’a jamais laissé tomber. Alors, il faut quand même être loyal ! »

— « Oui… Je crois que je vous comprends. »

— « Bien sûr ! Un joueur compte sur sa chance, un capitaliste mise sur son intuition. Or, ni la chance ni l’intuition ne sont aussi solides et dignes de confiance que ce… ce don que j’ai. »

Je pris le téléphone sans cadran et l’examinai.

« Il y a des années et des années que j’attends un appel. » dit Sherwood. « Je n’en ai jamais reçu. »

— « Avec vous, ce n’est pas nécessaire. »

— « Vous avez peut-être raison mais, parfois, c’est troublant. »

— « Êtes-vous en correspondance avec cette firme dans le New Jersey ? »

Il fit non de la tête. « Absolument pas. J’expédie le matériel, c’est tout. »

— « Et il n’y a pas d’accusé de réception ? »

— « Ni accusé de réception ni règlement. Ce qui est d’ailleurs parfaitement normal. Quand on est en affaires avec soi-même… »

— « Soi-même ? Vous voulez dire que votre alter ego, votre second moi, dirige cette boîte ? »

— « Je n’en sais rien. Il y a des années que j’essaye de comprendre sans y parvenir. »

Son regard avait quelque chose d’halluciné et j’eus pitié de lui. Il dut le deviner car il se mit à rire :

« Ne vous en faites pas. J’ai les épaules suffisamment larges. Et n’oubliez pas que je suis payé, et même bien payé. Parlons plutôt de vous. Vous êtes dans l’immobilier ? »

J’acquiesçai.

— « Je m’occupe aussi d’assurances. »

— « Et vous ne pouvez pas payer votre note de téléphone ! »

— « Bah… Tout cela s’arrangera. »

Il changea brusquement de sujet de conversation.

— « C’est drôle… Il ne reste plus beaucoup de jeunes, à Millville. Il est vrai qu’il n’y a pas grand-chose pour les retenir. »

— « En effet. »

— « Nancy vient de rentrer d’Europe. Je suis heureux qu’elle soit revenue. Elle me manquait. Elle envisage de rester quelque temps à la maison. Elle veut écrire. »

— « Au collège, elle était bonne en dissertation. »

— « Oui… La mouche de la littérature l’a piquée. Elle a déjà publié quelques textes dans de petites revues. Des magazines qui ne rapportent pas un sou. Je suis incapable de savoir si ça a de la valeur ou pas. Je ne m’y connais pas. Enfin, si cette manie la fait rester à Millville, je ne m’en plaindrai pas. »

Je me levai. « Je vais vous laisser, Mr Sherwood. Je suis là à vous retenir… »

— « Mais non, j’ai été content de bavarder avec vous. N’oubliez pas votre argent. Mon alter ego, comme vous dites, m’a chargé de vous le remettre. J’imagine que c’est une sorte de provision. »

— « Vous avez une façon plutôt hypocrite de présenter les choses ! » m’exclamai-je, presque avec brusquerie. « Cet argent, il est à vous ! »

— « Absolument pas. Il vient d’un fonds spécial que j’ai constitué il y a bien des années parce que je ne trouvais pas normal d’être le seul bénéficiaire de toutes ces idées qui n’étaient pas réellement les miennes. C’est pourquoi j’ai décidé de verser dix pour cent des bénéfices à une sorte de caisse noire… »

— « Vraisemblablement à l’instigation de votre second moi. »

— « Vous avez peut-être raison. Toujours est-il que, depuis la création de cette réserve, j’ai versé de l’argent à différentes personnes sur la suggestion de celui qui, si ça se trouve, occupe mon esprit. »

Je le dévisageai. Il était inconcevable que l’on puisse parler avec une telle tranquillité d’une personnalité inconnue partageant votre esprit !

« Cela représente un coquet petit capital, » poursuivit-il placidement, « même compte tenu des prélèvements que j’ai effectués. Depuis que ce mystérieux inconnu est associé avec moi, tout ce que je touche paraît se transformer en or. »

— « Vous prenez un gros risque en me racontant tout cela. »

— « Non. Vous n’en parlerez pas : on vous rirait au nez et personne ne vous croirait… Allons, Brad, ne faites-pas l’imbécile. Mettez cette enveloppe dans votre poche. Et revenez me voir un de ces jours. J’ai l’impression que nous avons beaucoup de choses à nous dire. »

Je pris l’enveloppe et la fourrai dans ma poche.

— « Merci, Mr Sherwood. »

— « Il n’y a pas de quoi. »

Il me tendit la main. « À bientôt, Brad. »

Chapitre 4

Contrairement à mon attente, Nancy n’était ni dans le hall ni sur la véranda. Peut-être s’était-elle fatiguée d’attendre. J’étais resté si longtemps avec son père…

La lune brillait dans le ciel sans nuages. Aucun souffle n’agitait l’air. Je m’arrêtai en bas des marches et contemplai le paysage. Les grands chênes immobiles ressemblaient à des sculptures. J’eus soudain l’impression de me trouver au milieu d’un cercle enchanté. Ces arbres fantomatiques, sentinelles mélancoliques, ce clair de lune, ce silence d’attente, cette odeur quasi imperceptible qui montait du sol, étrangère ― tout cela ne semblait pas appartenir à la Terre.

Et puis le charme fut brisé, le décor redevint familier et un frisson fit palpiter la nuit d’été. Frisson de déception, peut-être. Déception d’avoir été chassé du pays des merveilles, de savoir qu’il n’existait pas de royaume des rêves, de sentir le ciment sous mes pieds, de voir que les chênes noyés d’ombre n’étaient que des chênes et non des monuments sculptés.

Je me secouai comme un chien s’ébrouant au sortir de l’eau et repris mes esprits. Je pris ma clé de voiture, ouvris la portière. J’étais déjà presque assis quand je la vis, installée dans le fauteuil du passager.

— « J’ai cru que tu ne sortirais jamais, » dit-elle. « De quoi avez-vous pu parler si longtemps, père et toi ? »

— « D’un tas de choses. Des choses sans grande importance. »

— « Vous vous voyez souvent ? »

— « Non, pas trop. »

Quelque chose m’avait retenu de lui dire que c’était la première fois que j’avais eu une conversation avec son père. À tâtons, j’insérai la clé de contact dans la serrure.

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