Clifford Simak - Les fleurs pourpres

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Millville. Une petite bourgade sans histoires, quelque part aux Etats-Unis.
On s’y souvenait encore du jour où on avait dû faire appel aux pompiers pour récupérer le chat de Grand-Maman Jones sur le toit du patronage, de celui où le vieux Papy Andrews était tombé dans la rivière. Voilà les événements qui avaient marqué la vie de notre ville. De ma ville. Mais cela, c’était avant…
Avant l’irruption dans mon jardin de Tupper, l’idiot du village, nu comme au jour de sa naissance et dix ans après sa disparition. Avant que l’on parle d’arbres à dollars ou de machines à voir le passé. Avant que j’apprenne concrètement l’existence des mondes parallèles. Autrement dit avant les Fleurs pourpres…

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— « Qu’est-ce qui ne va pas, Brad ? »

— « Tout va bien. Pourquoi ? »

— « Ne prends pas cette attitude défensive. Tu sais bien qu’il y a quelque chose qui cloche. »

— « En effet. Ce n’est pas comme cela que j’avais imaginé ton retour. »

J’aurais voulu la prendre dans mes bras. Pourtant, je savais que ce n’était pas la Nancy Sherwood assise à côté de moi que je désirais étreindre mais l’autre, la Nancy d’autrefois.

Ce fut elle qui brisa le silence.

— « Oublions tout cela. On se reverra un autre jour. Je mettrai ma plus jolie robe, nous irons boire un verre et dîner quelque part. »

Déjà, elle avait ouvert la portière.

« Bonne nuit, Brad, » dit-elle, et elle remonta l’allée en courant. Je l’entendis gravir le perron, refermer la porte.

Chapitre 5

Je me jurai de rentrer chez moi, de ne plus approcher du bureau ni du fameux téléphone avant d’avoir eu un peu de temps pour réfléchir. Car si je décrochais et qu’une des voix me réponde, qu’aurais-je à lui dire ? Que j’avais vu Gerald Sherwood, que j’avais l’argent mais que je n’étais pas plus avancé pour cela ? Alors, à quoi bon ?

Brusquement, je me rappelai que j’avais rendez-vous à l’aube avec Alf Peterson et que nous partirions ensemble à la pêche. Donc, pas question d’aller au bureau demain matin.

C’était parfaitement illogique. Rendez-vous ou pas, cela n’aurait pas fait de différence. Au moment même où je me promettais de rentrer directement à la maison, je savais au fond de moi-même que je ferais un détour par le bureau.

Je me rangeai devant la porte et entrai sans même allumer. Il y avait un réverbère au coin et l’obscurité n’était pas totale.

J’avançai la main pour saisir l’écouteur.

Il n’y avait pas de téléphone.

J’examinai la table avec incrédulité, la palpai comme si l’appareil était devenu invisible. Bref, je n’en croyais pas mes yeux. Je me redressai. Une petite bête aux pattes glacées faisait de l’alpinisme le long de ma colonne vertébrale. Enfin, lentement, précautionneusement, je tournai la tête, scrutai les coins d’ombre, m’attendant presque à découvrir une forme noire en embuscade. Il n’y avait rien. Mon bureau était exactement dans l’état où je l’avais laissé en partant. Sauf qu’il n’y avait plus de téléphone.

Cette fois, j’allumai et fouillai partout : sous le bureau, dans les tiroirs, au fond du classeur. En vain.

Pour la première fois, la panique m’effleura. Quelqu’un s’était introduit chez moi et avait dérobé mon téléphone. Mais l’explication était bien fragile. Cet appareil n’avait rien qui pût attirer l’attention. Certes, il n’avait pas de cadran et n’était pas branché, mais qui l’eût remarqué de la fenêtre ?

Non… Le plus vraisemblable était que celui qui l’avait apporté était venu le rechercher. Peut-être mes mystérieux correspondants avaient-ils changé d’avis et décidé que je n’étais pas l’homme qu’il leur fallait : ils avaient repris leur instrument et annulé leur proposition.

Si tel était le cas, que pouvais-je faire sinon ne plus penser à leur offre d’emploi et leur restituer l’argent ― ce qui serait loin d’être facile : à l’idée de ces quinze cents dollars, je salivais.

Je remontai dans la voiture et m’éloignai lentement.

En m’arrêtant devant chez moi, je constatai que la porte d’entrée était ouverte. Pourtant j’étais sûr et certain de l’avoir fermée. Peut-être quelqu’un m’attendait-il. Peut-être avais-je été cambriolé, quoiqu’il n’y eût guère de quoi tenter un voleur à la maison. Ce devait plutôt être des garnements qui n’allaient pas tarder à recevoir une bonne fessée.

Je me précipitai à l’intérieur… et m’immobilisai net au milieu de la cuisine. Il y avait en effet quelqu’un : Stiffy Grant, plié en deux sur une chaise, les bras serrés sur son ventre, qui se balançait doucement de gauche à droite comme s’il avait mal.

— « Stiffy ! »

Il poussa un gémissement.

Bien sûr, il était encore saoul. Ivre comme toute la Pologne ! Pourtant, je voyais mal comment il avait pu se noircir avec le malheureux dollar que je lui avais donné. Il avait probablement attendu d’attendrir encore une ou deux poires afin d’avoir de quoi se geler pour de bon.

— « Qu’est-ce que tu fabriques ici ? » lui demandai-je, sans la moindre amabilité.

J’étais furieux. Il pouvait se saouler aussi souvent qu’il en avait envie, peu m’importait, mais je n’admettais pas qu’il vienne me casser les pieds à domicile.

Il poussa encore un gémissement et s’écroula sur le sol. Quelque chose tomba de la poche de son veston loqueteux et roula en tintant sur le lino.

Je m’agenouillai et le mis sur le dos. Son visage était marbré et enflé, sa respiration saccadée, mais son haleine ne fleurait pas l’alcool.

— « Brad ? » marmonna-t-il. « C’est toi, Brad ? »

— « Oui. Ne t’en fais pas, je vais m’occuper de toi. »

— « Ça s’approche, » dit-il dans un souffle. « C’est pour bientôt. »

— « Qu’est-ce qui s’approche ? »

Il ne put me répondre. C’était comme s’il avait eu une crise d’asthme : les mots s’étranglaient dans sa gorge.

Je me précipitai dans la salle de séjour, cherchai le numéro de téléphone du Dr Fabian. J’espérais bien qu’il était chez lui. Quand il était absent, on ne pouvait pas compter sur sa femme pour répondre. Elle était arthritique et elle avait toutes les peines du monde à se déplacer.

Je poussai un soupir de soulagement en entendant la voix du Dr Fabian.

— « Docteur, Stiffy Grant est chez moi et il n’a pas l’air d’aller très fort. »

— « Il est sans doute ivre. »

— « Non, il n’a pas bu. En rentrant, je l’ai trouvé affalé sur une chaise en train de débiter des insanités. »

« Quel genre d’insanités ? »

— « Je ne sais pas. Des trucs sans queue ni tête. Quand il réussit à parler. »

— « Bon, j’arrive tout de suite. »

Le docteur Fabian était un homme sur lequel on pouvait compter. Il se déplaçait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, qu’il pleuve, qu’il grêle ou qu’il vente.

Je regagnai la cuisine. Stiffy s’était couché sur le côté. Il se tenait toujours le ventre et son souffle était haletant. Je décidai d’attendre l’arrivée du toubib pour le bouger.

Je ramassai l’objet qui était tombé de sa poche : c’était un anneau auquel étaient enfilées une demi-douzaine de clés. Que pouvait-il bien faire de toutes ces clés ? Sans doute ce trousseau lui donnait-il un sentiment d’importance.

Je m’approchai de lui. « J’ai téléphoné au docteur. Il est en route. »

Il n’eut pas l’air de m’entendre. Il toussa, crachota et finit par bredouiller dans un souffle, d’une voix entrecoupée : « Je ne peux plus rien faire. Tu es tout seul. »

— « De quoi parles-tu ? » fis-je avec toute la douceur possible. « Que veux-tu me dire ? »

— « La bombe… La bombe. Ils lanceront la bombe. Il faut que tu les en empêches. »

Je n’avais pas eu tort de dire au docteur qu’il perdait les pédales. Celui-ci ne tarda pas à arriver. Il posa sa trousse, s’agenouilla à côté de Stiffy et lui remonta la manche.

— « Comment ça va, Stiffy ? »

Stiffy ne répondit pas.

— « Il a perdu connaissance, » murmura Fabian.

— « Il y a une minute, il me parlait encore. »

— « Que disait-il ? »

— « Il radotait, » répondis-je en secouant la tête.

Le toubib prit son stéthoscope, ausculta Stiffy, lui souleva la paupière. Il se releva lentement.

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