Je le fis entrer dans ma chambre. « Attends-moi. »
Je trouvai une chemise et un pantalon. Je renonçai aux chaussures après avoir jeté un coup d’œil sur ses pieds : ils étaient beaucoup trop grands.
— « Enfile ça, » lui ordonnai-je. « Et ne bouge pas d’ici. »
Il ne répondit pas, il ne fit même pas mine de prendre les vêtements que je lui tendais : planté comme un piquet au milieu de la pièce, il s’était remis à compter sur ses doigts.
— « Allez ! Habille-toi ! »
Apparemment arrivé au terme de ses calculs, Tupper s’essuya poliment le menton.
— « Il faut que je reparte, » dit-il en s’emparant de la veste et du pantalon. « Les fleurs ne peuvent pas attendre trop longtemps. »
— « J’ai justement vu ta mère il y a une demi-heure, Tupper. Elle te cherchait. »
Lui dire cela était un risque calculé car Tupper était un personnage qu’il fallait manier avec des gants. Mais j’espérais provoquer un déclic en lui, le toucher d’une manière ou d’une autre.
— « Oh ! » répondit-il avec désinvolture, « elle passe son temps à me chercher. Elle s’imagine que je ne suis pas assez grand pour m’occuper de moi tout seul. »
On aurait dit qu’il n’était jamais parti, qu’une heure seulement, et non pas dix ans, s’était écoulée depuis qu’il avait vu sa mère pour la dernière fois. À croire que le temps ne signifiait rien pour lui. Ce qui était peut-être le cas.
— « Habille-toi. Je reviens tout de suite. »
Je passai au salon et composai le numéro du Dr Fabian. La ligne était occupée. Je raccrochai et réfléchis. Qui appeler ? Hiram Martin ? C’était sans doute lui l’homme de la situation. Mais j’hésitais. Je préférais Fabian parce qu’il avait du doigté alors qu’Hiram n’était qu’une sombre brute.
Je sonnai à nouveau le docteur. Toujours pas libre.
Je renonçai car je ne pouvais pas laisser Tupper seul trop longtemps. Dieu sait ce qui pouvait lui passer par la tête !
Mais il était déjà trop tard : la chambre était vide, la fenêtre ouverte et le store brisé. Je bondis au balcon : rien.
D’un seul coup, ce fut la panique. Comme un coup de poing entre les deux yeux. Je ne sais pas pourquoi. En cet instant, la disparition de Tupper n’avait pas la moindre importance. Pourtant, je sentais que c’était faux, que c’était grave, et je savais qu’il fallait que je me lance à sa poursuite, que je le ramène, que je ne le lâche plus.
Sans réfléchir, je reculai d’un pas pour prendre de l’élan et sautai par la fenêtre. J’atterris sur l’épaule, roulai sur moi-même et bondis sur mes pieds.
Tupper était invisible mais je savais maintenant par où il était parti. Je distinguais la trace de ses pas qui traversait la pelouse, contournait la maison et se dirigeait vers l’ancienne serre. Il s’était enfoncé au milieu de la masse des fleurs pourpres.
Mais sa piste s’interrompait brusquement au bout de quelques mètres. Il n’y en avait pas d’autre. Il n’avait pas rebroussé chemin pour prendre une autre direction. À croire qu’il lui était poussé des ailes ou qu’il s’était enfoncé sous terre.
Mais cela ne faisait rien : il ne pouvait quitter Millville puisque le village était maintenant totalement isolé par la barrière.
Tout à coup, un bruit déchirant, terrible, emplit l’univers. Ce fut si brusque que je sautai en l’air. J’étais pétrifié.
Je compris presque aussitôt de quoi il s’agissait mais mon corps resta paralysé pendant quelques secondes et une peur sans nom m’envahit. Il s’était passé trop de choses en trop peu de temps et ce fracas métallique avait été le déclic qui remettait les choses dans leur perspective et rendait presque le monde supportable.
Je me détendis peu à peu et regagnai la maison.
La sirène de la mairie continuait de mugir frénétiquement.
Le temps de regagner la maison et la rue fut pleine de gens qui couraient, hagards, affolés. Il soufflait un véritable vent de panique et tous se ruaient dans la même direction, vers ce cyclone de bruit, comme des rats attirés par la flûte monstrueuse d’un Hamelin nouveau genre.
Il y avait le vieux Pappy Andrews, tout boitillant, qui frappait le trottoir de sa canne avec une vigueur inaccoutumée. Il y avait Grand-Maman Jones avec sa capeline dont elle avait oublié de nouer les cordons et qui marchait avec une détermination farouche, suivie du pasteur Silas Middleton, les lèvres retroussées en une moue méprisante. Une antique guimbarde passa devant moi en ferraillant, pilotée par le petit Johnson, cette tête brûlée, plié en deux sur son volant et derrière qui s’entassaient toute une bande de jeunes voyous glapissants que ravissait cette agitation. Et tous les autres… Y compris les gamins et les chiens.
J’emboîtai le pas au cortège mais sans courir car je savais de quoi il retournait. Et je savais aussi un certain nombre de choses que j’étais le seul à connaître. Notamment à propos de Tupper Tyler. Si loufoque que cela puisse paraître, je pressentais qu’il n’était pas étranger aux événements.
J’étais tellement plongé dans mes pensées ― des pensées qui ne menaient à rien ― que je ne remarquai la voiture que lorsque la portière s’ouvrit. C’était celle de Nancy Sherwood.
— « Monte ! » me lança-t-elle en criant pour dominer le vacarme. J’obéis et l’auto redémarra. C’était une mécanique puissante. La capote était relevée et je trouvais tout drôle de me trouver dans une voiture sans toit.
La sirène se tut et le silence soudain parut désorienter les gens.
— « Que se passe-t-il, Brad ? » me demanda Nancy. « Quelqu’un m’a dit que tu as eu un accident de circulation. Il y avait des tas de véhicules sur la route… »
— « Millville est entourée d’une sorte de clôture. »
— « Qui aurait clôturé la ville ? »
— « Ce n’est pas une barrière banale. On ne la voit pas. »
Nous approchions de Main Street et il y avait de plus en plus de monde. Les gens se pressaient sur le trottoir, sur les pelouses, au milieu de la chaussée. Nancy ralentit et continua de rouler au pas.
— « Tu as dit : une clôture ? »
— « Oui. Une voiture vide la traverse mais un homme est incapable de la franchir. J’ai le sentiment qu’elle ne laisse pas passer ce qui est vivant. C’est une barrière comme on peut s’attendre à en trouver au pays des merveilles. »
— « Nous ne sommes pas au pays des merveilles, Brad. »
— « Il y a une heure, j’aurais été de ton avis. Maintenant… je ne sais plus. »
Nous débouchâmes dans Main Street. Une foule imposante stationnait devant la mairie, et elle ne cessait de grossir. Je vis s’approcher George Walker, le boucher, avec son tablier blanc. Butch Ormsby, le pompiste, était debout au bord du trottoir, frottant interminablement ses mains pleines de cambouis à l’aide d’un chiffon, comme s’il était condamné à essayer de les nettoyer tout en sachant qu’il n’y parviendrait jamais. Nancy s’arrêta devant les pompes et coupa le moteur.
Un homme s’avança jusqu’à la voiture et s’accouda à la portière.
— « Comment ça va, mon pote ? »
Je ne le reconnus pas tout de suite mais, au bout de quelques secondes, je me souvins. Il dut se rendre compte que je l’avais reconnu.
— « Oui… C’est moi le type qui ai encadré votre bagnole. » Il se redressa et me tendit la main. « Gabriel Thomas. Vous pouvez m’appeler Gabe. »
Je lui serrai la main et le présentai à Nancy.
— « J’ai entendu parler de l’accident, Mr Thomas, » fit-elle. « Mais Brad s’obstine à rester muet sur ce sujet. »
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