— « Il a quand même sonné. »
— « Alors Tom a décroché et c’est le Père Noël qui lui a répondu ! »
— « Il a décroché et c’est Tupper Tyler qui lui a répondu. »
— « Tupper ! Mais Tupper… »
— « Oui, je sais. Tupper a disparu de la circulation depuis une dizaine d’années. Seulement, Tom affirme que c’était sa voix. Il dit qu’il n’y a pas d’erreur possible. »
— « Et qu’est-ce que Tupper lui a raconté ? »
— « Tom a fait : Allô. Tupper a demandé : Qui est à l’appareil ? Tom s’est nommé. Alors Tupper lui a répondu : Raccrochez. Vous n’êtes pas autorisé à vous servir de cet appareil. Et la communication a été coupée. »
— « Voyons, Hiram… Tom s’est fichu de toi. »
— « Non. Il a pensé que quelqu’un lui faisait une blague. Que c’était un canular que vous aviez monté, Ed et toi. Histoire de lui rendre la monnaie de sa pièce. »
— « C’est ridicule ! » protestai-je. « Même si nous avions concocté une farce dans ce genre, comment aurions-nous pu deviner que Tom rappliquerait ? »
— « Je sais bien. »
— « Tu veux dire que tu crois à toute cette histoire ? »
— « Tu parles que j’y crois ! Il y a quelque chose d’anormal là-dessous. De terriblement anormal. »
Il était manifestement sur la défensive et c’était moi qui avais l’avantage. Il m’avait mis au pied du mur mais il ne se sentait pas tellement à l’aise. Seulement, bientôt, il allait jouer les méchants. C’était dans son tempérament.
— « Quand est-ce que Tom t’a raconté tout ça ? » lui demandai-je.
— « Ce matin. »
— « Ce matin ? Pourquoi n’est-il pas venu te voir hier soir s’il trouvait que c’était tellement important ? »
— « Je te répète que, justement, il n’a pas jugé que c’était important. Il a supposé que tu lui avais monté un bateau. Et puis, ce matin, les choses ont pris une tout autre tournure. »
— « Si je comprends bien, il est maintenant persuadé que c’était bien Tupper qui lui avait répondu et que l’appel m’était destiné ? »
— « En effet. Il a emmené le téléphone chez lui et, à deux reprises, il a décroché. Il y avait la tonalité mais personne au bout du fil. Ça l’a intrigué. Ça l’a même pas mal troublé. Puisque cet appareil n’était pas connecté… »
— « Et vous voulez me chercher des crosses, Tom et toi ! »
L’expression d’Hiram se durcit. « Je sais que tu es en train de mijoter quelque chose, Brad. Je sais que tu es allé chez Stiffy cette nuit pendant que je le conduisais à Elmore. »
— « C’est vrai, j’y ai été. J’ai pris ses clés – elles étaient tombées de sa poche. Je voulais m’assurer que sa cabane était bien fermée. »
— « Seulement, tu y es allé en douce. Tu as éteint les phares avant de prendre l’embranchement qui conduit à son gourbi. »
— « Je ne les ai pas éteints, il y a eu un court-circuit. J’ai fait la réparation avant de repartir. »
L’explication était assez peu plausible mais il avait fallu que je réagisse tout de suite et je n’en avais pas trouvé de plus convaincante. D’ailleurs, Hiram ne s’appesantit pas sur ce point de détail.
— « Ce matin, » continua-t-il, « je me suis rendu avec Tom chez l’ami Stiffy. »
— « C’était donc Tom qui m’espionnait ? »
Il grommela : « Cette histoire de téléphone le tracassait. Ça l’a rendu soupçonneux. »
— « Et vous avez forcé la porte de Stiffy. Ne me dis pas le contraire : j’avais refermé le cadenas avant de partir. »
— « Oui, on a enfoncé la porte. Et on a trouvé d’autres téléphones. Une caisse entière ! »
— « Pas la peine de me regarder avec cet air-là ! Moi je n’en ai pas vu, de téléphones. Je ne me suis pas amusé à fureter partout. »
Je les voyais d’ici, tous les deux, Hiram et Tom Preston, flanquant tout en l’air dans la cabane, convaincus qu’ils avaient découvert l’existence de quelque complot aussi sinistre qu’énigmatique auquel Stiffy était mêlé ― et moi aussi.
Et, en vérité, il y avait effectivement un complot, un complot dont nous faisions partie, Stiffy et moi. J’espérais seulement que le clochard en savait un peu plus long que moi. Et Gerald Sherwood, s’il ne m’avait pas menti (et j’inclinais à penser que ce n’était pas le cas), était tout aussi ignorant que moi.
Soudain, je songeai que c’était une chance qu’Hiram ignorât que Sherwood possédait aussi un téléphone. Qu’il ignorât que pas mal de gens de Millville, les « lecteurs », en détenaient également.
Qui pouvaient être ces « lecteurs » ? À peine m’étais-je posé cette question que la réponse m’apparut, lumineuse. Ce devaient être tous les pauvres types, les paumés, les veuves qui n’avaient ni économies ni assurance, les vieux dans le besoin parce que leur retraite était insuffisante pour assurer leurs vieux jours, les ratés, les bons à rien, les gars qui n’avaient pas eu de chance.
C’était comme cela que les choses s’étaient passées pour Sherwood et pour moi : Sherwood n’avait été contacté (je ne sais pas si c’est le mot juste) que lorsqu’il avait été au bord de la faillite et mes mystérieux correspondants ne s’étaient intéressés à moi qu’à partir du moment où je m’étais retrouvé sur le sable. D’ailleurs, qui était embringué jusqu’au cou dans cette histoire sinon le clochard de la ville ?
— « Alors ? » fit Hiram.
— « Tu veux que je te dise ce que je sais ? »
— « Un peu ! Et dans ton propre intérêt, je te conseille… »
— « Attention ! Pas de menaces, Hiram. Parce que si tu fais mine de… »
Je me tus car, au même instant, Floyd Caldwell glissait sa tête par la porte.
— « La barrière… » s’exclama-t-il. « La barrière… Elle s’éloigne ! »
Nous bondîmes sur nos pieds, Hiram et moi, et nous nous précipitâmes au-dehors. Les gens couraient en tous sens, ils criaient. Grand-Maman Jones, sa capeline flottant au vent, trépignait au milieu de la rue. La voiture de Nancy était en face, moteur tournant au ralenti. Je m’élançai au pas de charge et montai en voltige. Nancy démarra sur les chapeaux de roues.
— « Tu sais ce qui se passe ? » me demanda-t-elle.
Je hochai la tête. « Tout ce que je sais, c’est que la barrière bouge. »
Nancy brûla le stop qui protégeait la grande route. À quoi bon s’arrêter, en effet, puisque celle-ci était coupée et qu’il n’y avait pas de circulation ?
La barrière n’était plus là. Certes, elle échappait aux regards, mais il n’y avait pas à s’y tromper. Nous voyions devant nous une foule de gens se débander comme refoulés par une force invisible. Et, derrière les fuyards, un amoncellement de végétation retournée, où l’on apercevait ici et là des arbres déracinés, matérialisait la progression du rempart. La barrière s’éloignait, comme animée d’une vie propre, repoussant lentement la végétation.
Nancy freina et coupa le contact. Dans le silence, on n’entendait plus que l’étrange bruissement de cette avancée ponctuée de craquements de branches, du fracas soudain d’un tronc arraché.
Je mis pied à terre et me faufilai à travers l’enchevêtrement des voitures immobilisées. Derrière la barrière, le sol était nu à l’exception de deux arbres morts. C’était normal, me dis-je, puisque la barrière était neutre pour tout ce qui était sans vie. Peut-être le raisonnement de Len Streeter était-il juste. Dans ce cas, il fallait admettre que le rempart n’était sensibilisé qu’à un certain type ou à certaines conditions de vie. Toujours est-il que, à l’exception de ces deux cadavres d’arbres, il n’y avait rien ― pas un buisson, pas un brin d’herbe. Je me mis à genoux sur le bas-côté et palpai la terre. Elle n’était pas seulement nue : on aurait dit qu’elle avait été labourée par quelque gigantesque engin pour préparer les semailles. J’avais beau fouiller l’humus, je ne trouvais pas une racine, pas même un fragment de radicelle. Rien.
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