Un soudain espoir me fit battre le cœur : j’avais une chance de m’évader de cet univers, de regagner Millville. Si Tupper l’avait fait, c’était possible. Mais comment savoir ? Avec un oiseau comme lui, on ne pouvait être sûr de rien.
La première chose à faire était de mettre la main sur ce bougre. Il ne pouvait pas être bien loin.
Je me mis à gravir la colline qui, à Millville, m’aurait conduit chez le Dr Fabian. Arrivé à la cime, je m’arrêtai. Aussi loin que s’étendait mon regard, je ne discernais qu’une mer de fleurs pourpres.
Le paysage était étrange, ainsi dépouillé de tout repère familier, de ses arbres et de ses maisons. Mais la configuration était la même. J’étais là, étranger sur une terre inconnue, les narines pleines du parfum de ces fleurs qui ondoyaient comme un océan prêt à me submerger à jamais. Et quel silence ! Je songeai que c’était la première fois de mon existence que je faisais l’expérience du silence total.
Et cela pour une raison bien simple : ici, il n’y avait rien qui pût faire du bruit : ni arbres, ni buissons, ni oiseaux, ni insectes. Rien. Rien que les fleurs et le sol où elles poussaient.
Soudain, et pour la première fois, la panique s’empara de moi ― pas la grosse panique, la panique sérieuse qui vous fait prendre les jambes à votre cou en hurlant, mais une petite panique sournoise qui tournait autour de moi comme un affreux cabot grondant, sautant sur ses pattes filiformes, guettant l’occasion d’enfoncer dans ma chair des crocs aigus comme des aiguilles. Ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait combattre, à quoi l’on pouvait faire face : juste une petite panique qui grondait.
Je ne craignais rien de précis car il n’y avait pas de danger apparent, mais ce silence, cette solitude, l’uniformité du paysage, l’ignorance où j’étais de l’endroit où je me trouvais ― c’était peut-être pire que le danger.
Au pied de la colline s’étendait la zone marécageuse au bord de laquelle aurait dû se dresser la cabane de Stiffy et, un peu plus loin, je distinguai un filet argenté : la rivière qui coulait à la périphérie de la ville. Elle faisait un coude et, juste à cet endroit, j’aperçus un minuscule panache de fumée, presque imperceptible.
Je criai : « Tupper ! » et dégringolai la colline, heureux de pouvoir courir, heureux d’avoir une raison de courir qui ne fût pas imputable à cette panique qui m’assiégeait.
Quand j’eus escaladé le tertre qui masquait le méandre de la rivière, je vis le camp : une toute petite hutte faite de branches grossièrement entrelacées, un jardin potager, un alignement d’arbres morts le long de la berge. Un feu brûlait à côté de la hutte, devant lequel Tupper était accroupi, vêtu de la chemise et du pantalon que je lui avais donnés, le chef toujours surmonté du même chapeau ridicule.
— « Tupper ! » criai-je une seconde fois. Il se leva et s’avança gravement à ma rencontre. Quand nous fûmes face à face, il s’essuya le menton et me tendit la main en signe de bienvenue. Une main encore humide de bave mais je m’en moquai bien ! Tupper n’était peut-être pas grand-chose, mais c’était quand même un autre être humain.
— « Je suis heureux que tu aies pu venir, Brad. »
— « C’est joli, chez toi, » murmurai-je.
— « C’est elles qui m’ont arrangé ça, » fit-il avec fierté. « Les Fleurs. Au début, ce n’était pas pareil. Elles ont été gentilles. »
— « Oui… En effet. »
Le sens de son discours m’échappait totalement mais il fallait que je sois aimable. Peut-être Tupper pouvait-il m’aider à regagner Millville.
— « Elles sont les meilleurs amis que j’aie jamais eus, » poursuivit-il en bavant d’allégresse. « Les meilleurs à part toi et ton papa. Les Fleurs, toi et ton papa, vous êtes mes seuls amis. Tous les autres se moquaient de moi. Je faisais comme si je ne m’en rendais pas compte mais je le savais. Et ça ne me plaisait pas. »
— « Oh ! les gens n’étaient pas vraiment méchants. Ce qu’ils disaient et ce qu’ils faisaient, ils ne le pensaient pas vraiment. C’était plus de l’étourderie qu’autre chose. »
— « Quand même, ils n’auraient pas dû, » insista Tupper. « Toi, tu ne t’es jamais moqué de moi. C’est pour ça que je t’aime bien. »
Il avait raison, bien sûr. Pourtant, il y avait eu des moments où ça n’avait pas été l’envie qui m’en avait manqué ! Des moments où je l’aurais facilement étranglé ! Mais un jour, mon père m’avait dit que si je le fichais en boîte comme les autres gamins, les fesses m’en cuiraient.
— « C’est cet endroit plein de fleurs dont tu m’as parlé ? » enchaînai-je, changeant de sujet.
Il m’adressa un sourire béat tandis que des filets de salive lui dégoulinaient au coin des lèvres. « Elles sont belles, hein ? »
Nous étions à présent arrivés au bivouac. Un grossier récipient de terre était posé sur le feu, d’où s’échappaient des glouglous.
— « Reste manger avec moi, Brad, » m’implora Tupper. « Je t’en prie… Dis oui. Cela fait si longtemps que personne n’a mangé avec moi ! »
Quelques larmes coulaient le long de ses joues. « Il y a du maïs et des patates qui grillent sous la cendre. Et du ragoût de pois, de haricots et de carottes. Seulement, je n’ai pas de viande. Ça ne t’ennuie pas ? »
— « Absolument pas. »
— « Il y a des moments où la viande me manque terriblement, » me confia-t-il. « Mais elles n’y peuvent rien. Elles sont incapables de se transformer en animaux. »
— « Qui ça, elles ? »
— « Les Fleurs, » répondit-il et, à sa façon de le prononcer, le mot sonnait comme un nom propre. « Elles peuvent se transformer en n’importe quoi à condition que ce soit végétal. Mais ni en cochons ni en lapins, par exemple. Elles m’ont expliqué que c’était impossible. Elles me rendent des tas de services et je leur en suis reconnaissant. »
— « Autrement dit, tu parles avec elles ? »
— « Tout le temps. »
Il s’accroupit et se glissa en rampant dans la hutte pour y chercher deux écuelles de terre grossièrement modelées qu’il posa par terre. Sur chacune d’elles, il plaça une cuiller de bois.
— « C’est moi qui ai fabriqué tout ça, » m’annonça-t-il. « J’ai trouvé de l’argile au bord de la rivière. D’abord, j’ai cru que je n’y arriverais pas mais elles m’ont aidé… »
— « Les Fleurs ? »
— « Bien sûr. »
— « Et les cuillers ? »
— « Je me suis servi d’une pierre. Un silex, je crois. Elle avait une arête tranchante. Ça ne valait pas un couteau mais je m’en suis quand même tiré. Seulement, j’ai mis longtemps. »
Je hochai la tête.
— « Mais quelle importance ? » ajouta-t-il en s’essuyant les mains sur son fond de culotte. « J’avais tout mon temps. Elles m’ont fait pousser du lin pour que je puisse me confectionner des vêtements mais, là, je ne m’en suis pas sorti. Elles avaient beau m’expliquer, il n’y avait rien à faire. Finalement, j’ai laissé tomber et je suis resté à poil. Pourtant, je me suis fabriqué ce chapeau et, là, elles ne m’ont pas donné de conseils. Après, elles m’ont dit que c’était bien. »
— « Elles ont eu raison. Il est magnifique. »
— « Tu le penses vraiment, Brad ? »
— « Bien entendu. »
— « Je suis content de te l’entendre dire parce que j’en suis fier. C’est la première fois de ma vie que j’ai fait quelque chose tout seul sans conseils de personne. »
— « Mais tes fleurs… »
Il m’interrompit sèchement :
— « Ce ne sont pas mes fleurs. »
— « Elles peuvent se métamorphoser en tout ce qu’elles veulent, si je t’ai bien compris ? Veux-tu dire qu’elles se changent en légumes pour toi ? »
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