— « Votre raisonnement est irréprochable, » répliquèrent calmement les Fleurs.
— « N’empêche que je suis en train de discuter avec vous ! »
— « Vous avez, sur la Terre, un animal appelé le chien. »
— « Oui. Un animal très intelligent. »
— « Les humains l’ont adopté et en ont fait leur compagnon. Cette association est antérieure à la naissance de leur histoire. Et peut-être est-ce à cette association que le chien doit une grande part de son intelligence. »
— « Qu’est-ce que les chiens viennent faire là-dedans ? »
— « Que serait-il arrivé si, tout au long de leur histoire, les humains avaient consacré la totalité de leur énergie à éduquer le chien ? »
— « Je ne sais pas. Il se pourrait que, à l’heure actuelle, il soit notre égal sur le plan de l’intelligence. Une intelligence d’un autre type que la nôtre mais… »
— « Il y a plus d’un milliard d’années, une race nous a éduquées de cette façon. »
— « Une race qui a délibérément rendu une plante intelligente ? »
— « Il y avait une raison à cela. Ces êtres représentaient une forme de vie différente de la vôtre et ils poursuivaient un objectif bien précis. Ils avaient besoin d’un système pour classer et comparer les données qu’ils recueillaient continuellement. »
— « Pourquoi ne tenaient-ils pas d’archives ? Ils auraient pu coucher tout ce qu’ils apprenaient par écrit. »
— « Ces créatures avaient certaines limitations d’ordre physique et, chose peut-être encore plus importante, certains blocages mentaux. »
— « Elles étaient incapables d’écrire ? »
— « Elles n’y ont jamais songé. D’ailleurs, elles ne parlaient même pas dans le sens que vous donnez à ce mot. En outre, même si elles avaient parlé, même si elles avaient connu l’écriture, ce n’aurait pas été suffisant compte tenu du résultat qu’elles voulaient obtenir. »
— « Le travail de classification et de corrélation ? »
— « Pour une part, bien sûr. Mais quelle proportion des connaissances humaines conservées par écrit a survécu depuis l’Antiquité ? »
— « Beaucoup de ce savoir s’est perdu ou a été détruit. Le temps l’a désagrégé. »
— « Eh bien, sachez que nous détenons intégralement la science de cette race. »
— « De cette race… Et de combien d’autres encore ? »
La question demeura sans réponse.
— « Si nous avions le temps, nous vous expliquerions tout, » enchaînèrent les Fleurs. « De nombreux facteurs échapperaient à votre compréhension mais croyez-nous : la décision prise par cette race de nous transformer en un réservoir de connaissances fut le choix le plus raisonnable et le plus pratique. »
— « Seigneur ! Combien de temps faut-il pour faire accéder une plante à l’intelligence ? » m’exclamai-je avec effarement. « Et comment peut-on seulement y parvenir ? »
— « Le temps ne comptait guère. Ce n’était pas un problème pour ces créatures car elles le manipulaient comme vous-même manipulez la matière. Elles savaient le comprimer pour réduire plusieurs siècles de notre existence à quelques secondes de la leur. Elles disposaient de tout le temps dont elles avaient besoin, elles le fabriquaient. »
— « Elles fabriquaient le temps ? »
— « Certainement. Est-ce donc tellement difficile à concevoir ? »
— « Pour moi, oui. Le temps est un fleuve qui s’écoule, il n’y a rien à faire. »
— « Ce n’est pas un fleuve, il ne s’écoule pas et on peut faire beaucoup de choses avec lui. Quant à vos propos injurieux, nous préférons les tenir pour nuls et non avenus. »
— « Quels propos injurieux ? »
— « Vous avez laissé entendre qu’il vous paraissait bien difficile pour une plante d’accéder à l’intelligence. »
— « Je ne voulais pas vous vexer. Je pensais aux plantes de la Terre. Je ne peux imaginer un pissenlit… »
— « Un pissenlit ? »
— « C’est une plante très commune. »
— « Vous avez peut-être raison. À l’origine, il se peut que nous ayons été différentes des plantes que vous connaissez. »
— « Vous n’en avez aucun souvenir ? »
— « Vous voulez dire une mémoire ancestrale ? Nous nous rappelons tout. Nous savons exactement comment nous avons acquis l’intelligence. »
— « Les humains n’en savent pas autant, » dis-je.
— « À présent, il nous faut vous dire adieu. Notre énonciateur est fatigué et nous ne voulons pas abuser de ses forces, car il y a longtemps qu’il nous sert fidèlement et nous le tenons en affection. Nous reprendrons cette conversation plus tard. »
Tupper poussa un grognement et essuya son menton dégoulinant de bave.
— « C’est la première fois que je parle aussi longtemps pour elles. Elles ont causé de quoi ? »
— « Comment ? Tu ne le sais pas ? »
— « Bien sûr que non, » rétorqua-t-il avec brusquerie. « Je n’écoute jamais. »
Il avait à nouveau un aspect humain. Son regard était normal et ses traits avaient perdu leur rigidité.
— « Mais les lecteurs ? » dis-je. « Ils lisent plus longtemps que nous n’avons parlé. »
— « C’est différent. C’est une question de contact mental. »
— « Et les téléphones ? »
— « Ils servent seulement à dire ce que l’on doit faire. »
Il se leva lentement et se dirigea vers sa cabane. « Je vais faire un petit somme. »
À mi-chemin, il s’arrêta et se retourna.
— « J’ai oublié de te remercier pour le pantalon et la chemise. »
Mon pressentiment ne m’avait pas trompé : Tupper était la clé des événements, tout au moins l’une des clés. Et, si extravagant que cela pût paraître, le point de départ de la piste était le parterre de fleurs qui poussaient devant la serre.
En effet, ces fleurs conduisaient non seulement à Tupper mais à tout le reste ― à l’alter ego de Gerald Sherwood qui stimulait l’esprit d’invention de ce dernier, aux téléphones sans cadran, aux lecteurs, aux employeurs de Stiffy Grant et probablement aussi aux commanditaires de l’étrange centre de recherches du Mississippi dont m’avait parlé Alf. Et à combien d’autres projets, à combien d’autres entreprises dont je n’avais aucune idée ?
Je savais à présent que cela durait depuis longtemps. Depuis des années, m’avaient dit les Fleurs. Depuis des années, elles pirataient les cerveaux humains à l’insu de leurs victimes. Je regrettais de ne pas leur avoir demandé de se montrer plus précises. Comme elles existaient depuis des milliards d’années, il y avait peut-être des siècles qu’elles étaient à l’ouvrage.
Je me relevai. J’étais tout engourdi, j’avais des crampes dans les muscles. Je m’étirai et examinai le paysage.
Ce n’était pas possible ! Je ne pouvais pas avoir discuté avec des fleurs ! On n’avait jamais entendu dire que quelqu’un eût fait la causette avec des plantes ! Pas avec les plantes de la Terre !
Mais je n’étais pas sur la Terre. J’étais sur… sur une autre Terre puisque, selon les Fleurs, il y en avait toute une ribambelle.
Tupper s’était mis à ronfler ― de sonores ronflements mouillés, larmoyants, exactement les ronflements qu’on pouvait attendre de lui. Il était allongé dans sa hutte sur un tas de feuilles, mais l’abri était trop petit et ses pieds dépassaient. Il exhibait des talons calleux et ses orteils étaient pointés vers le ciel.
Je ramassai les écuelles et les cuillers, mis la marmite sous mon bras et me dirigeai vers la rivière. Tupper avait fait la cuisine : moi, je pouvais bien faire la vaisselle.
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