— « Oui, elles peuvent se transformer en n’importe quelle plante. Je n’ai qu’à le leur demander. »
— « Dans ce cas, pourquoi sont-elles des fleurs ? »
— « Il faut bien qu’elles soient quelque chose, non ? » rétorqua Tupper avec véhémence.
Il sortit des braises deux épis de maïs et quelques patates et, se munissant d’une louche rudimentaire, apparemment taillée dans de l’écorce, il remplit les écuelles.
— « Et les arbres ? » lui demandai-je.
— « Oh ! c’est encore les Fleurs. J’avais besoin de bois pour faire la cuisine et, au début, il n’y en avait pas. Je le leur ai dit. Alors elles en ont fait, des arbres. Des arbres spéciaux pour moi, qui poussent vite et qui meurent. Je n’ai plus qu’à casser les branches. C’est du bois sec. Mais il brûle lentement, pas comme le bois ordinaire. Heureusement parce qu’il faut que j’entretienne tout le temps mon feu. Quand je suis arrivé, j’avais des allumettes plein les poches mais il y a bien longtemps que ma réserve est épuisée. Oh ! je n’ai pas de sel. Tu trouveras peut-être que la nourriture a un drôle de goût. J’ai dû m’y habituer. »
— « Mais tu manges des légumes tout le temps. Le sel est indispensable à un régime végétarien. »
— « Les Fleurs disent que je n’en ai pas besoin, qu’elles mettent quelque chose dans les légumes pour le remplacer. Quelque chose qui n’a pas de saveur mais qui a les mêmes effets. Elles ont étudié mon corps pour savoir ce qui m’était nécessaire. Au bord de la rivière, j’ai un verger plein de fruits, et j’ai des fraises et des framboises tout le temps. Bon, si nous attaquions ? »
Nous nous installâmes l’un en face de l’autre et Tupper me tendit une écuelle. J’avais faim et il fallut bien que je me satisfasse de ces légumes cuits sans sel. C’était fade, évidemment, et le goût était un peu étrange mais je m’en contentai. Cela remplissait l’estomac.
— « Tu te plais ici, Tupper ? »
— « C’est chez moi, » répondit-il sur un ton solennel. « C’est ici que sont mes amis. »
— « Mais tu es démuni de tout. Tu n’as même pas une hache, pas de couteau ni de casserole. Et tu es totalement isolé. Que ferais-tu si tu tombais malade ? »
Tupper cessa de manger et me dévisagea en écarquillant les yeux comme si c’était moi le simple d’esprit.
— « Je n’ai besoin de rien de tout cela. Ma vaisselle, je la fabrique avec de la terre. Mes mains me suffisent pour casser les branches. Je n’ai pas à travailler le jardin : il n’y a même pas de mauvaises herbes et il m’est inutile de planter quoi que ce soit. Quand un carré est épuisé, il en pousse un autre. Et les Fleurs m’ont dit que si je tombais malade, elles me soigneraient. »
Sur quoi, il se jeta à nouveau sur sa nourriture. Le spectacle était horrible à voir.
En ce qui concernait son potager, il avait raison. Il n’était pas cultivé, c’était visible. J’apercevais de longues rangées de légumes qui n’avaient manifestement jamais connu le sarcloir et étaient d’une netteté irréprochable. Pas une seule herbe folle. Il n’aurait pu en aller autrement : quelle graine aurait eu la témérité de pousser dans cette terre ? Rien ne pouvait y pousser hormis les Fleurs elles-mêmes ou les végétaux en quoi elles se métamorphosaient, que ce fussent des légumes ou des arbres.
Nous mangeâmes quelques instants en silence. Je décidai que j’avais apprivoisé Tupper et que le moment était venu de l’interroger sérieusement.
— « Où sommes-nous ? Et comment fais-tu pour rentrer si tu en as envie ? »
Il posa soigneusement son écuelle et sa cuiller sur le sol avant de répondre. Et quand il me répondit, ce fut avec une voix différente. La voix mesurée et pondérée qui s’était adressée à moi par le truchement du mystérieux téléphone.
— « Ce n’est pas Tupper Tyler qui parle, » dit Tupper. « Tupper parle au nom des Fleurs. Nous sommes à votre disposition. »
— « Tu te fiches de moi, » fis-je. Mais je n’en croyais rien. J’avais lâché cela de façon quasi instinctive – pour gagner du temps.
— « Je puis vous assurer que nous sommes très sérieuses. Nous sommes les Fleurs. Vous voulez vous entretenir avec nous et nous voulons nous entretenir avec vous. C’est le seul moyen de dialoguer. »
Tupper ne me regardait pas. Ses yeux étaient vitreux, son regard vacant. Il se tenait tout droit, rigide, les mains posées sur les genoux. Il n’avait plus l’air humain ― il ressemblait à un téléphone.
— « Je me suis déjà entretenu avec vous. » murmurai-je.
— « Oui, » répondirent les Fleurs. « Mais seulement de façon très brève. Vous ne nous avez pas crues. »
— « Je voudrais vous poser un certain nombre de questions. »
— « Nous y répondrons de notre mieux et avec le plus de concision possible. »
— « Quel est cet endroit ? »
— « Une Terre parallèle. Elle n’est pas séparée de la vôtre de plus d’une fraction de seconde. »
— « Oui. Il y a beaucoup de Terres. Vous ne le saviez pas, n’est-ce pas ? »
— « En effet. »
— « Mais vous pouvez l’admettre ? »
— « Avec un peu de pratique, peut-être. »
— « Il existe des milliards de Terres, » continuèrent les Fleurs. « Leur nombre exact, nous l’ignorons, mais il y en a des milliards et des milliards. Certains pensent qu’elles sont en nombre infini. »
— « Et elles sont alignées l’une derrière l’autre ? »
— « Non. Ce n’est pas de cette manière qu’il faut envisager les choses. Nous ne savons comment vous expliquer. »
— « Bon… Admettons qu’il y ait toute une série de Terres. Mais c’est malaisé à concevoir : s’il y en avait plusieurs, nous les verrions. »
— « Non. On ne pourrait les voir que dans le temps. La Terre parallèle existe dans une matrice temporelle… »
— « Une matrice temporelle ? Vous voulez dire… »
— « La formulation la plus simple est celle-ci : c’est le temps qui délimite ces Terres multiples. Chacune se distingue par sa seule localisation temporelle. Ce qui existe pour vous, c’est le moment présent. Vous ne pouvez voir ni dans le passé ni dans l’avenir… »
— « Pour arriver ici, j’ai donc voyagé dans le temps ? »
— « Oui, » répondirent les Fleurs. « Exactement. »
Tupper était toujours assis en face de moi, les traits vides d’expression, mais je l’avais oublié. C’étaient ses lèvres, sa langue, son larynx qui formaient les mots que j’entendais mais ce n’était pas lui qui parlait. Si délirant que cela pouvait paraître, c’était avec les Fleurs, avec l’étendue pourpre qui cernait le camp, que je conversais.
— « Votre silence indique que vous éprouvez quelque difficulté à admettre nos explications, » enchaînèrent les Fleurs.
— « J’avoue que c’est dur. »
— « Essayons de prendre le problème sous un autre angle. La Terre est une structure basilaire mais elle progresse dans le temps en fonction d’un processus de discontinuité. »
— « Je vous remercie de vos efforts pour vous expliquer plus clairement mais je ne suis guère plus avancé. »
— « Il s’agit d’un phénomène que nous avons découvert depuis de nombreuses années. Pour nous, il s’agit d’une loi naturelle mais pas pour vous. Il vous faudra un certain temps pour l’assimiler : vous ne pouvez pas assimiler en un clin d’œil ce qu’il nous a fallu des siècles pour comprendre. »
— « Mais j’ai voyagé dans le temps ! C’est ce que je ne comprends pas. Comment ai-je bien pu faire ? »
— « Vous avez franchi un point mince. »
— « Un point mince ? »
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