— « Qu’est-ce qu’il a, docteur ? »
— « Je ne sais pas. Il est en état de choc. Il faut le conduire à l’hôpital d’Elmore. Vous avez le téléphone ? »
— « Oui. À côté. »
— « Je vais appeler Hiram. Il nous conduira tous les deux. Auriez-vous des couvertures ? » ajouta-t-il en se dirigeant vers le living.
— « Oui. Je vais en chercher. »
— « Il est préférable qu’il soit au chaud. »
Quand je revins dans la cuisine avec les couvertures, Fabian avait passé son coup de téléphone. Nous enveloppâmes Stiffy comme une momie. Il était flasque, aussi passif qu’un nourrisson, et son visage était moite de sueur.
— « Je me demande comment il fait pour tenir le coup avec le genre de vie qu’il mène, » dit le toubib. « Il habite un gourbi au bord des marais, il boit toutes les cochonneries qu’il peut trouver et c’est tout juste s’il s’alimente. Et quand on pense à ce qu’il mange ! Il y a bien dix ans qu’il n’a pas pris de bain. C’est incroyable, » ajouta-t-il avec une soudaine irritation, « de voir à quel point certaines gens négligent leur santé. »
— « D’où vient-il ? J’ai toujours pensé qu’il n’était pas d’ici mais je l’ai toujours vu à Millville. »
— « Il est arrivé un jour, il y a trente ans de cela… Peut-être davantage. Il était tout jeune, à l’époque. Il bricolait par-ci par-là mais personne ne lui prêtait beaucoup d’attention. Les gens pensaient sans doute que le vent qui l’avait apporté le remporterait. Et puis il est resté. Peut-être parce que l’endroit lui plaisait ou qu’il n’avait pas assez de jugeote pour ficher le camp ailleurs. » Le docteur Fabian se tut quelques instants avant de reprendre : « À votre avis, pourquoi est-il venu chez vous, Brad ? »
— « Je n’en ai aucune idée. Nous nous sommes toujours bien entendus, tous les deux. De temps en temps, on va pêcher ensemble. Si ça se trouve, il a eu un malaise juste au moment où il passait devant la maison. »
— « Peut-être. »
La sonnette grelotta et j’allai ouvrir. C’était Hiram, un grand gaillard corpulent à la physionomie chafouine. Son insigne était si bien astiqué qu’il lançait des éclairs.
— « Où est-il ? » me demanda-t-il.
— « Dans la cuisine avec le toubib. »
Visiblement, la perspective de se faire réquisitionner pour conduire Stiffy à Elmore ne l’enthousiasmait pas. Il se dirigea à grands pas vers la cuisine et jeta un coup d’œil sur Stiffy, couché par terre.
— « Il est saoul ? »
— « Non, » répondit le Dr Fabian. « Il est malade. »
— « Dans ce cas, allons-y. L’auto est devant la porte. J’ai laissé tourner le moteur. »
À nous trois, nous installâmes Stiffy sur la banquette arrière. Je suivis des yeux la voiture qui s’éloignait, en me demandant quels seraient les sentiments de Stiffy quand il se réveillerait à l’hôpital. Au fond, il se pouvait bien que cela lui soit parfaitement égal.
Je retournai dans la cuisine dans l’intention de me faire du café et mon regard se posa sur le trousseau de clés que j’avais posé sur le buffet. Je le regardai plus attentivement que tout à l’heure. Il y avait deux clés qui ressemblaient à des clés de cadenas, une clé de voiture, une sorte de clé de coffre-fort et deux autres sans signe particulier. Je jouai distraitement avec l’anneau, intrigué par la clé de voiture et la clé de coffre. Stiffy n’était pas motorisé et il y avait gros à parier qu’il ne possédait rien d’assez précieux pour mériter d’être déposé dans un coffre en banque.
Ça s’approche, avait-il dit. Et il avait ajouté : ils lanceront la bombe.
En repensant à ces propos, je commençai à me demander si, contrairement à ce que j’avais dit au médecin, il s’agissait bien de radotage. Stiffy avait eu beaucoup de peine à proférer ces mots et il lui avait fallu un gros effort de volonté pour y parvenir. Ils avaient un sens pour lui.
Il existait un endroit où je pourrais peut-être recueillir les renseignements nécessaires pour percer la signification de ces paroles énigmatiques, mais je répugnais à y aller. Mon amitié pour Stiffy Grant remontait à bien des années. Elle datait du jour lointain où il avait raconté de merveilleuses histoires à un petit garçon de dix ans qu’il avait emmené à la pêche. Nous avions pris du poisson mais ce n’était pas cela qui comptait. Ce qui avait été important et ce qui l’était toujours à mes yeux, c’est le fait qu’un adulte ait eu assez de finesse pour traiter un gamin de dix ans comme un être humain, sur un pied d’égalité. Cet après-midi-là, en l’espace de quelques heures, j’avais beaucoup grandi.
Stiffy avait essayé de me dire quelque chose et il en avait été incapable. J’étais sûr qu’il comprendrait que je me serve de ses clés pour m’introduire chez lui, non pas poussé par une curiosité perverse et malsaine, mais pour tenter de découvrir ce qu’il avait voulu me confier.
Personne n’avait jamais mis les pieds dans sa cabane. Il l’avait construite de ses propres mains, au fil des années. Elle se dressait à la périphérie du village, au bord du marécage. C’était une bicoque faite de bric et de broc, avec des planches récupérées ici et là, des boîtes de conserve, tous les rebuts qu’il avait pu trouver. Le temps passant, elle s’était peu à peu étoffée et c’était maintenant un édifice étonnant, hérissé d’angles extraordinaires. Mais c’était une maison.
Je lançai le trousseau en l’air, le rattrapai et le fourrai dans ma poche. Ma décision était prise.
Une brume spectrale flottait au ras du marais, léchant le pied de la petite butte au sommet de laquelle se dressait la baraque de Stiffy. Au loin, on distinguait la masse sombre de l’îlot perdu au milieu du marécage. Je sortis de la voiture et, immédiatement, je perçus l’odeur de choses mortes et de végétation pourrissante qui s’exhalait de l’eau noire. Je me retournai. Là-bas, c’était la ville, qu’indiquait ici et là la lueur vacillante d’un réverbère. J’étais certain que personne ne m’avait vu. J’avais éteint mes phares avant de quitter la route et de m’engager sur le chemin sinueux qui conduisait chez Stiffy. Comme un voleur dans la nuit… À ceci près que je n’avais nulle intention de voler quoi que ce fût.
Je me dirigeai vers la porte de guingois, fabriquée avec des planches mal rabotées et que fermait un gros cadenas. La première clé que j’essayai fit jouer le déclic. Le battant s’ouvrit en grinçant.
J’allumai la lampe électrique dont j’avais pris soin de me munir et le faisceau de lumière révéla une table, trois chaises, un fourneau et un lit. La pièce était propre. Le plancher était recouvert de bouts de linoléum soigneusement raccordés qui brillaient presque tant ils étaient bien astiqués. Les cloisons étaient dissimulées sous des fragments de papier mural disposés avec un mépris total des couleurs et des motifs.
Je m’avançai et m’immobilisai brusquement : il y avait un téléphone sur la table. Un téléphone sans cadran et sans fil.
Trois téléphones… Celui que j’avais trouvé dans mon bureau, celui de Gerald Sherwood et, maintenant, celui-ci. Dans ce galetas de clochard !
Moi, Gerald Sherwood, Stiffy Grant… Quels liens nous unissaient ? Et combien existait-il de ces téléphones sans cadran à Millville ? Combien de nos concitoyens possédaient ce mystérieux dénominateur commun ?
Je promenai ma torche autour de moi. Le lit était recouvert d’une courtepointe propre et bien repassée. De l’autre côté, il y avait une petite table sous laquelle étaient rangés deux cartons. Le premier ne portait aucune indication ; quant au second, on pouvait y lire le nom d’une marque de whisky de qualité.
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