— Je vois.
— Elles sont inutilisables. Je les ai amenées jusqu’à moi par une injonction mentale, de l’endroit où elles étaient enfermées. Elles ont été endommagées par les forces libérées sur l’île, ainsi que les cultures tissulaires. Je tiens donc, quoique médiocrement, ma promesse. Mais tu ne m’avais pas donné le choix. Je ne pouvais accomplir seul ce voyage.
Je sentais que j’aurais dû être bouleversé, et je savais qu’il n’en serait rien pour le moment.
— Tu as fait ce que tu devais, ai-je répondu. Ne sois pas troublé. Il vaut peut-être mieux que je ne puisse les rappeler. Il s’est écoulé trop de temps depuis leur époque. Ils se trouveraient peut-être, comme moi autrefois, perdus dans un monde étranger, et il n’est pas sûr qu’ils sauraient s’y adapter. Je n’en sais rien, mais il est préférable qu’il en soit ainsi. Ce qui est fait est fait.
— Il faut que je te parle maintenant de Ruth Laris, a-t-il dit. Elle est à l’asile de Fallon à Cobacho, sur Driscoll, où elle est inscrite sous le nom de Rita Lawrence. Son visage et son esprit ont été altérés. Il faudra la faire sortir et la confier à des médecins.
— Pourquoi est-elle là-bas ?
— C’était plus facile que de l’emmener sur Illyria.
— Toute cette souffrance que tu as causée, ça n’avait pour toi aucun sens, n’est-ce pas ?
— Non. J’ai peut-être travaillé trop longtemps à façonner la vie…
— Un bien pauvre travail. J’incline à croire que c’était Belion qui agissait à travers toi.
— Je ne voulais pas le dire, car je n’ai pas à chercher des excuses, mais je le pense aussi. C’est pour la même raison que je voulais tuer Shimbo. C’était cette partie de moi que tu affrontais, et moi aussi je m’y heurtais. Quand Belion m’a quitté pour se joindre à Shandon, j’ai éprouvé du remords pour ce que j’avais fait. Il fallait qu’il soit chassé, et Shimbo de l’Arbre Noir était là dans ce but. Belion ne pouvait plus avoir le droit de créer d’autres mondes de laideur et de cruauté. Shimbo, qui les lance comme des bijoux dans les ténèbres, en les faisant briller des couleurs de la vie, devait l’affronter une fois de plus. Maintenant qu’il a vaincu, il y aura encore beaucoup d’autres de ces mondes.
— Non, ai-je dit. Nous ne pouvons pas opérer l’un sans l’autre, et j’abandonne.
— Tu es amer à cause de ce qui s’est passé, et sans doute à juste titre. Mais on ne renonce pas aussi aisément à une vocation comme la tienne, Dra. Peut-être, avec le temps…
Je ne lui ai pas répondu, car j’étais à nouveau plongé dans mes pensées.
Le chemin que nous suivions était celui de la mort. Si plaisante qu’elle fût, cette expérience était de nature hallucinatoire ; et, si les individus ordinaires peuvent se droguer au glitten pour ses effets euphorisants et psychédéliques, les télépathes, eux, s’en servent de façon particulière.
Absorbé par une seule personne, il développe ses pouvoirs.
Lorsque deux personnes en prennent ensemble, elles partagent un rêve commun. C’est toujours un rêve très agréable – et chez les adeptes du strantrisme, c’est invariablement le même, car cette forme d’entraînement religieux conditionne le subconscient à l’engendrer comme un réflexe. C’est là une tradition.
… Et, des deux qui font le rêve, un seul s’éveille.
Il est utilisé par conséquent dans le rite funèbre, afin que celui qui s’en va ne se rende pas seul au lieu que j’ai passé mille ans à éviter.
Et il est utilisé en outre dans certains cas de duels. Car, à moins d’entente préalable, c’est toujours le plus fort des deux qui revient. À l’insu des zones conscientes, la drogue fait en effet entrer en conflit certaines parties souterraines des deux esprits.
Vert Vert était devenu raisonnable, et je ne redoutais pas de sa part une tentative de dernière heure pour assurer sa vengeance. L’eût-il d’ailleurs tenté que je n’avais guère à craindre d’un duel, considérant l’état où il se trouvait.
Mais, tandis que nous marchions, je me rendais compte que je hâtais probablement sa fin de plusieurs heures, sous le couvert d’un agréable rituel quasi mystique.
De l’euthanasie télépathique.
Un meurtre mental.
Je n’en étais pas moins heureux d’aider un frère d’une autre race à franchir le pas décemment, puisque tel était son désir. Cela m’amenait à penser à mon propre trépas, dont je suis certain à l’avance qu’il ne sera pas agréable.
J’ai entendu des gens prétendre que, même si l’on a l’amour de la vie enraciné en soi, même si l’on pense ne jamais mourir, il vient un jour où l’on a envie de la mort, au point de prier pour la faire venir. En parlant ainsi, ils pensent à la souffrance. Ils veulent dire qu’ils préfèrent quitter la scène en beauté, prendre congé en douceur.
Pour ma part, je ne m’attends pas à sombrer en beauté ni en douceur dans la longue nuit, ni avec résignation, non merci. J’ai bien l’intention d’entrer en rage et de me révolter contre la mort de la lumière, de me débattre et de lutter tout au long de la route. La maladie que j’ai contractée autrefois et qui m’a emmené si loin était très douloureuse, et j’ai énormément souffert avant d’être mis en hibernation. J’ai beaucoup réfléchi à la chose à cette époque, et j’ai décidé que je n’accepterais jamais de partir comme ça. Je voulais vivre, même avec la souffrance. Tels sont mes sentiments. C’est pourquoi je ne pouvais souscrire au choix de Vert Vert. J’aurais mieux aimé rester les os brisés sous la pluie, rempli de regrets et de rancœurs, mais aussi de désirs. Peut-être était-ce cet appétit de vivre qui m’avait permis, au départ, d’apprendre à devenir faiseur de mondes – afin de pouvoir tout faire par moi-même, pour pouvoir en tirer mieux parti.
Après avoir gravi une colline, nous avons fait halte à son sommet. Avant même de l’atteindre, je savais ce que nous verrions au bas de l’autre versant.
… Entre deux éperons massifs de pierre grise, s’étendait un sol herbeux d’abord de la couleur du crépuscule, et qui s’assombrissait de plus en plus à mesure que le regard se portait plus loin. C’était la grande vallée sombre. Et voici soudain que mon regard plongeait dans une obscurité si noire qu’elle était l’équivalent du néant.
— Je t’accompagne encore une centaine de pas, ai-je dit.
— Merci, Dra.
Et nous avons descendu le versant de la colline, en nous dirigeant vers la vallée.
— Que dira-t-on de moi sur Megapei en apprenant ma mort ?
— Je ne sais pas.
— Raconte-leur, s’ils te le demandent, que j’étais un fou qui a regretté sa folie avant d’arriver ici.
— Je le ferai.
— Et…
— Ça aussi. Je demanderai que tes os soient ramenés chez toi et enterrés dans les montagnes.
Il a incliné la tête :
— C’est tout. Me regarderas-tu marcher jusqu’au bout ?
— Oui.
— On dit qu’à la fin, il y a une lumière.
— C’est ce qu’on dit.
— Il faut que je la cherche maintenant.
— Bonne marche, Vervair-tharl.
— Tu as gagné tes combats et tu vas quitter cet endroit. Créeras-tu les mondes que je n’ai jamais pu faire ?
— Peut-être, ai-je répondu, et j’ai regardé ce noir sans étoiles, sans comètes, sans météores, sans rien.
Mais subitement quelque chose s’est trouvé là.
Dans le vide flottait New Indiana : brillante, à des millions de kilomètres de distance, se détachant nettement comme un camée. Elle se déplaçait lentement vers la droite, et le roc l’a cachée à ma vue. Mais entre-temps Cocytus s’était montrée. Et, se déplaçant sur son orbite, elle était suivie de toutes les autres : Saint-Martin, Buningrad, Dismal, M-2, Hhonkeytonk, Mercy, Summit, Tangia, Illyria, Terre Libre, Castor, Pollux, Centralia, Dandy, et ainsi de suite.
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