Un trait lumineux a fusé, et mon ennemi est tombé.
Mais le mouvement de l’île l’avait sauvé. Car une secousse avait renversé l’homme vert en lui faisant lâcher l’arme. Mon ennemi s’est relevé, en laissant sa main droite par terre derrière lui. Tenant dans la main gauche son poignet sectionné, il s’est avancé vers moi.
Des crevasses s’ouvraient tout autour de nous. Et, derrière l’une d’elles, j’ai aperçu soudain Kathy.
Elle avait quitté le chalet en flammes et avait assisté, pétrifiée, à notre lente progression l’un vers l’autre. Maintenant, en la voyant devant ce gouffre béant, je sentais brusquement ma poitrine se nouer, car je savais qu’il m’était impossible de la sauver.
Alors la crevasse s’est élargie. Avec un frisson d’horreur je me suis élancé en avant, car Shimbo n’était plus avec moi.
J’ai hurlé : « Kathy ! » tandis qu’elle chancelait au bord du gouffre et s’inclinait pour y tomber.
Au même instant, surgi de nulle part, Nick bondissait sur le rebord pour la retenir par le poignet. J’ai cru un moment qu’il arrêterait sa chute.
Un moment seulement.
Non qu’il n’eût pas la force nécessaire. C’était une question de poids, d’élan et d’équilibre.
J’ai entendu le juron de Nick au moment où ils s’enfonçaient ensemble.
J’ai relevé la tête en me tournant vers Shandon, possédé par une fureur de mort qui me brûlait l’épine dorsale. J’ai voulu dégainer mon pistolet et me suis rappelé, comme en rêve, ce qu’il était devenu.
Puis une chute de pierres s’est abattue sur moi pendant qu’il faisait un autre pas, et je me suis retrouvé cloué au sol avec l’impression d’avoir une jambe cassée. J’ai dû m’évanouir un instant, mais la douleur m’a fait reprendre conscience. J’ai vu qu’il s’était encore avancé d’un pas. Il était très près de moi désormais, et le monde alentour se déchaînait. J’ai regardé le moignon au bout de son bras, et ses yeux de forcené, et sa bouche qui s’ouvrait pour jeter une parole ou un rire. Alors j’ai levé la main gauche en prenant appui sur la droite et j’ai fait le geste qu’il fallait. J’ai crié en ressentant la brûlure qui m’incendiait l’extrémité du doigt et j’ai vu sa tête, détachée de ses épaules, rebondir en roulant sur elle-même – avec ses yeux toujours grands ouverts – avant de suivre ma femme et mon meilleur ami dans le précipice. Le reste du corps s’est effondré auprès de moi sur le sol, et j’ai gardé longtemps les yeux fixés sur le cadavre, jusqu’à ce que les ténèbres m’engloutissent.
C’était l’aube quand je me suis éveillé, et la pluie continuait de me tremper. J’avais une douleur à la jambe droite, à une vingtaine de centimètres au-dessus du genou – mauvais endroit et mauvaise douleur. Mais la pluie n’était plus que de la pluie. Il n’y avait plus trace d’orage. Le sol avait cessé de trembler. Après avoir réussi à me redresser, toutefois, j’ai oublié la douleur sous l’effet du choc que j’éprouvais.
La plus grande partie de l’île avait disparu et s’était engloutie dans le lac. Ce qui subsistait de mon chef-d’œuvre était méconnaissable. J’étais étendu sur un vaste rebord rocheux, à six mètres à peine au-dessus du niveau de l’eau. Le chalet s’était volatilisé et près de moi gisait un cadavre mutilé. Je m’en suis détourné pour me pencher sur mon sort personnel.
Puis, sous le ciel encore embrasé par les torches du festin sanglant de la nuit, j’ai commencé à retirer, une par une, les pierres amoncelées sur mon corps.
La douleur et la répétition monotone d’une action engourdissent l’esprit, tout en le laissant libre de suivre ses pensées.
Même s’ils étaient de vrais dieux, quelle importance ? Pour moi, ça ne changeait rien. Cela ne m’empêchait pas d’être là, plongé au beau milieu de la condition humaine : dans la douleur et les détritus. Si les dieux existaient vraiment, nous n’étions pour eux que des pions servant à leurs jeux. Eh bien, qu’ils aillent tous se faire voir.
— Et toi y compris, Shimbo, ai-je dit à haute voix. Ne reviens jamais en moi.
À quoi bon chercher un ordre supérieur là où il n’y en a pas ? Ou s’il en existait un, j’en étais exclu. Je me suis lavé les mains dans une flaque d’eau à proximité. Cela rafraîchissait mon doigt brûlé. L’eau était réelle. Ainsi que l’air, la terre et le feu. C’est tout ce que j’avais besoin de savoir. Le reste, ce n’était pas l’essentiel. Inutile de finasser et de se casser la tête. Ce qui compte, c’est ce qu’on peut percevoir par les sens et acheter. Si j’arpentais la baie suffisamment longtemps, je pourrais accaparer le marché de toutes les choses matérielles. Et après, peu importe s’il y avait des Noms dans le coup, c’est à moi que tout appartiendrait. Ils pourraient toujours brailler par-ci, saboter par-là. Ce serait moi le détenteur du Grand Arbre, l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. Je me suis dégagé de la dernière pierre et me suis étiré pendant un moment. J’étais libre.
Il ne me restait plus qu’à repérer un nœud énergétique et à me reposer jusqu’à l’après-midi, en attendant l’arrivée du Model T qui viendrait en scintillant de l’ouest. J’ai ouvert mon esprit et j’en ai senti un qui palpitait quelque part à ma gauche. Après avoir repris des forces, je me suis assis et j’ai saisi ma jambe des deux mains pour la remuer. J’ai laissé se calmer la vague de douleur qui en résultait, puis j’ai coupé la jambe de mon pantalon. J’ai vu qu’il n’y avait pas de blessure externe. J’ai pansé ma jambe du mieux que je l’ai pu en l’absence d’attelle, au-dessus et au-dessous de la fracture, et après m’être tourné lentement sur le ventre, je me suis mis tout aussi lentement à ramper en direction du nœud énergétique, en laissant derrière moi les restes de Shandon détrempés par la pluie.
Tant que le sol restait plat, ma progression n’était pas trop difficile, mais quand j’ai voulu aborder une pente, aussi glissante qu’escarpée, il ne m’est bientôt plus resté assez de souffle même pour pousser des imprécations.
J’ai tourné la tête pour regarder Shandon encore une fois. Le pauvre diable, je ressentais presque de la pitié pour lui. Sa vie avait été un échec, et là il avait presque failli en sortir. Mais c’était comme mon frère, il avait choisi le jeu qu’il ne fallait pas, au mauvais moment et au mauvais endroit. Je me demandais où se trouvaient sa tête et sa main désormais.
Je me suis remis à ramper. Mon but n’était plus éloigné que de quelques centaines de mètres, mais j’avais préféré, pour éviter la pente, faire un détour moins malaisé. À un moment, tout en me reposant, j’ai cru entendre un sanglot étouffé. Mais il avait été si bref que je ne pouvais en être sûr.
Un peu plus tard, je l’ai réentendu derrière moi, plus fort cette fois.
Je me suis arrêté en attendant qu’il se reproduise. Puis j’ai obliqué dans la direction d’où il provenait.
Dix minutes plus tard, je me trouvais devant un gros bloc rocheux situé à la base d’une muraille de pierre et entouré de rochers éparpillés. C’est de là que semblaient venir les sons étouffés, peut-être de l’intérieur d’une caverne. Mais je ne voulais pas perdre mon temps à chercher. J’ai appelé d’une voix forte :
— Hé ! qu’est-ce qui se passe ?
Pas de réponse. J’ai répété mon appel. J’ai alors entendu : « Frank ? » C’était la voix de Dame Karle.
— Tu es là, espèce de garce ? ai-je dit ; La nuit dernière, tu m’envoyais à l’abattoir. Comment te sens-tu maintenant ?
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