Roger Zelazny - L'île des morts

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Francis Sandow est le doyen de la race humaine bien que son corps soit celui d’un jeune homme. Sa fortune est l’une des plus colossales de l’univers connu, mais surtout il est l’un des vingt-six Noms vivants. C’est-à-dire qu’en lui-même réside, en plus de sa personnalité humaine, celle du dieu Shimbo de l’Arbre Noir.
Jadis il a façonné, par sa seule puissance psychique, l’Ile des morts sur une des planètes de son domaine. Aujourd’hui, un inconnu a rappelé à la vie plusieurs amis ou ennemis de Sandow, disparus depuis des siècles. Celui-ci est obligé de quitter son monde de luxe et d’oisiveté pour affronter l’ennemi qui cherche sa perte.
Mais ce dernier a usurpé le Nom d’une autre divinité et deux forces cosmiques colossales vont se heurter sur l’île des morts.

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— Je suis enfermée dans une caverne, Frank. Il y a un rocher que je ne peux pas faire bouger.

— C’est un amour de rocher, mon amour. Je le vois de l’autre côté.

— Tu peux me sortir d’ici ?

— Comment y es-tu entrée ?

— Je m’y suis cachée au moment du cataclysme. J’ai essayé de creuser pour sortir, mais je me suis cassé tous les ongles et j’ai les doigts en sang… et je n’arrive même pas à contourner ce rocher…

— Apparemment il n’y a pas d’issue.

— Qu’est-ce qui est arrivé ?

— Tout le monde est mort sauf toi et moi. Il n’y a plus qu’un petit morceau de l’île. Ç’a été un rude combat.

— Tu peux me sortir d’ici ?

— J’aimerais bien pouvoir m’en sortir moi-même.

— Tu es dans une autre caverne ?

— Non, je suis dehors.

— Alors que veux-tu dire ?

— Je parle de m’envoler d’ici et de rentrer chez moi.

— Tu attends de l’aide ?

— Mon astronef est programmé pour venir me chercher. Il sera là cet après-midi.

— À bord tu as peut-être quelque chose pour faire sauter ce rocher.

— Écoute-moi. J’ai une jambe cassée, une main paralysée, et tellement de foulures, d’entorses, d’éraflures et de contusions que je ne peux même pas les compter. J’aurai déjà de la chance si j’arrive à attendre l’astronef sans tourner de l’œil et sombrer dans le sommeil pour une semaine. La nuit dernière, je t’ai donné une occasion de redevenir mon amie. Tu te rappelles ce que tu m’as dit ?

— Oui…

— Eh bien, maintenant c’est ton tour.

J’ai pris appui sur mes coudes pour me permettre de ramper et j’ai commencé à m’éloigner.

— Frank !

Je n’ai pas répondu.

— Frank ! Attends ! Ne t’en va pas ! Je t’en prie !

— Pourquoi pas ? ai-je crié.

— Tu te souviens de ce que tu me disais la nuit dernière ?

— Oui, et je me souviens de ta réponse. Et d’ailleurs, la nuit dernière j’étais quelqu’un d’autre. Tu as eu ta chance et tu n’en as pas profité. Si j’en avais la force, je graverais sur le rocher ton nom et la date. Adieu, j’ai été heureux de te connaître.

— Frank !

Je n’ai même pas regardé en arrière.

Tes modifications de caractère continuent de m’étonner, Frank.

Tu n’es donc pas mort, Vert Vert ? Je suppose que toi aussi tu es dans une caverne et que tu veux qu’on te fasse sortir.

Non. En fait je suis à une centaine de mètres de toi, dans la direction où tu vas. Je suis près du nœud énergétique, mais il ne peut plus me servir à rien. Je t’appellerai quand je t’entendrai approcher.

Pourquoi ?

L’heure est proche. Je vais entrer au pays de la mort, et ma force me fera défaut. J’ai été grièvement blessé cette nuit.

Et qu’est-ce que je peux y faire ? Moi aussi, j’ai mes problèmes.

Je veux le rite ultime. Tu m’as dit que tu l’as accordé à Dra Marling, donc tu le connais. Et tu as dit aussi que tu avais du glitten…

Je ne crois plus à tout ça. Je n’y ai jamais cru. Je l’ai simplement fait pour Marling parce que…

Tu es un grand prêtre. Tu portes le Nom de Shimbo de la Tour de l’Arbre Noir, le Semeur de Tonnerre. Tu ne peux pas refuser.

J’ai renoncé au Nom, et je refuse.

Tu m’avais dit que, si je t’aidais, tu intercéderais en ma faveur sur Megapei. Je t’ai aidé.

Je sais, mais maintenant que tu meurs il est trop tard.

Alors accorde-moi cette faveur à la place.

Je viendrai à toi et te donnerai toute l’aide et le réconfort que je pourrai, mais pas le rite ultime. Après cette nuit, ces choses-là sont finies pour moi.

Eh bien, viens à moi.

C’est ce que j’ai fait. Quand j’ai atteint l’endroit où il se trouvait, la pluie commençait juste à diminuer. Dommage : elle avait fait tout ce qu’il fallait pour le vider de son fluide vital. Il s’était appuyé contre un rocher et sa chair éclatée laissait voir les os en quatre endroits.

— La vitalité d’un Pei’en est une chose fantastique, ai-je dit. Tu as récolté tout ça au cours de ta chute cette nuit ?

Il a hoché affirmativement la tête. Parler me fait mal, je continuerai donc ainsi. Je savais que tu n’étais pas mort et je suis resté en vie jusqu’à ce que je puisse t’atteindre.

J’ai réussi à faire glisser de mon dos ce qui restait de mon paquetage :

— Tiens, prends ça. C’est un antidouleur qui agit sur cinq races. La tienne en fait partie.

Il a repoussé ce que je lui tendais. Je ne veux pas amortir à ce point mon mental.

— Vert Vert, je ne vais pas célébrer le rite. Je te donnerai de la racine de glitten si tu en veux. C’est tout.

Même si je peux te donner en retour ce que tu désires le plus ?

— Quoi ?

Tous ceux que tu voudras voir revenir, vivants à nouveau, sans souvenir de ce qui s’est passé.

— Les bandes !

Oui.

— Où sont-elles ?

Un service en échange d’un autre, Dra Sandow.

— Donne-les-moi.

Et le rite ?

Une nouvelle Kathy, une Kathy n’ayant jamais rencontré Mike Shandon, ma Kathy… et Nick le briseur de nez.

— C’est un rude marché que tu me proposes, Pei’en.

Je n’ai pas le choix. Et fais vite, je suis pressé.

— Entendu. J’accepte pour cette dernière fois. Où sont les bandes ?

Je te le dirai quand le rite aura commencé et qu’il sera trop tard pour l’interrompre

Je me suis mis à rire :

— D’accord. Je ne peux te blâmer de ne pas me faire confiance.

Tu faisais un écran à tes pensées. Tu devais méditer une ruse.

— Peut-être. Je n’en suis pas certain.

J’ai développé le paquet qui contenait les racines de glitten, j’en ai rompu la portion voulue et j’ai entamé les paroles rituelles :

— Nous allons maintenant marcher ensemble, et seul l’un de nous deux retournera en ce lieu…

Après une période froide et grise, puis une autre chaude et noire, nous nous sommes retrouvés dans un lieu crépusculaire sans vent ni étoiles. Il n’y avait que de l’herbe brillante et verte, de hautes collines et une faible aurore boréale qui léchait le ciel bleu-gris d’un bout à l’autre de l’horizon dentelé. C’était comme si les étoiles, après être tombées, avaient été réduites en poudre et jetées au-dessus des collines.

Nous marchions sans effort, presque comme en flânant, et nos corps étaient à nouveau intacts. Vert Vert était à ma gauche, au milieu des collines du rêve engendré par le glitten – mais était-ce bien un rêve ? Tout semblait réel et substantiel, alors que nos carcasses épuisées et blessées, gisant sur un roc dans la pluie, paraissaient appartenir à un rêve lointain, venu d’un temps révolu. Nous marchions en ce lieu depuis toujours – du moins en avions-nous l’impression – et un sentiment de bien-être et d’amitié nous pénétrait. C’était presque pareil que la dernière fois où j’étais venu ici. Peut-être y étais-je toujours resté.

Nous avons chanté durant quelque temps un vieux chant pei’en, puis Vert Vert m’a dit :

— Je renonce au pai’badra que j’avais contre toi, Dra. Je te l’abandonne.

— Voilà qui est bon, Dra tharl.

— J’avais également promis de te dire quelque chose. C’était au sujet des bandes. Elles se trouvent sous le corps vert, désormais vide, que j’ai eu le privilège de porter pour un temps.

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