— Rien ne t’échappe.
— J’ai essayé de te contacter plusieurs fois. Je sais ce que j’ai capté.
— Belion et Shimbo attendent, ai-je répondu. Il se produira quelques brefs mouvements rapides, et après l’un d’eux s’en ira satisfait.
L’eau était noire comme de l’encre et tiède comme du sang ; l’île était une montagne charbonneuse dans la nuit sans étoiles, couleur de perle. Nous avons avancé à la perche jusqu’à ce que nous ne touchions plus le fond, puis nous avons continué en ramant. Vert Vert avait en lui un amour tout pei’en à l’égard de l’eau. Je le sentais à sa façon de manier les rames, aux lambeaux d’émotions que je percevais chez lui.
La traversée de ces eaux sombres… C’était une sensation étrange, à cause de la signification de ces lieux pour moi, à cause de la résonance qu’ils éveillaient en moi à l’époque où je les édifiais. Le sentiment lié à la Vallée des Ombres, cette sérénité dans la mort, n’avait pas sa place ici. Cet endroit était celui du sacrifice final. Je le détestais, j’en avais peur. Je savais que je n’aurais pas les réserves spirituelles pour créer sa réplique. C’était une de ces créations que je souhaitais, une fois par siècle, n’avoir jamais exécutées. La traversée de ces eaux, pour moi, c’était la confrontation avec une chose qui était en moi, une chose que je ne comprenais pas et n’acceptais pas. Je voguais le long de la baie de Tokyo, et soudain la réponse était là, menaçante et vague, les débris amoncelés de tout ce qui coule au fond et ne revient pas sur le rivage, le dépotoir géant de la vie, le tas d’immondices qui subsiste après le passage de chaque chose, le lieu qui sert de testament à la futilité de tous les idéaux et de tous les desseins, bons ou mauvais, le roc qui écrase les valeurs, témoignage de l’inutilité ultime de l’existence qui doit un jour venir s’y fracasser sans jamais pouvoir se relever. Malgré les eaux tièdes qui se déversaient sur mes genoux, un frisson m’a saisi et j’ai cessé de ramer en mesure. Vert Vert m’a touché l’épaule, et nos mouvements sont redevenus synchrones.
— Pourquoi l’as-tu construite, si tu la hais tellement ? m’a-t-il demandé.
— Parce que mes clients m’ont bien payé, ai-je répondu. (Puis j’ai dit :) Vire à gauche. Nous passons par-derrière.
Notre direction s’est modifiée en obliquant vers l’ouest, tandis qu’il forçait davantage sur les rames.
— Par-derrière ? a-t-il répété.
— Oui, ai-je dit, sans insister.
En arrivant à proximité de l’île, j’ai interrompu mes réflexions et suis devenu une machine, comme je le fais toujours quand j’ai trop de choses en tête. Nous dérivions dans la nuit, et bientôt l’île s’est trouvée à tribord, avec des lumières mystérieuses parsemant sa face sombre. Le cône brillant au sommet du volcan projetait sur les falaises un faible éclat rougeâtre et se reflétait sur l’eau.
Nous avons dépassé l’île pour l’approcher par sa face nord. À travers la nuit, je voyais celle-ci par les yeux de la mémoire comme en plein jour. Mes souvenirs me retraçaient chacun de ses escarpements, chacune de ses arêtes ; j’avais encore la texture de la pierre au bout des doigts.
Nous sommes parvenus en bordure de la muraille à pic que je pouvais toucher du bout de ma rame. Après avoir regardé vers le haut, j’ai dit :
— Plus à l’est.
Plusieurs centaines de mètres plus loin, nous avons atteint l’endroit où se dissimulait mon accès secret. C’était une fissure oblique à flanc de roche, une étroite cheminée d’une douzaine de mètres de long, par où l’on pouvait monter en s’arc-boutant du dos et des pieds jusqu’à une corniche. En empruntant cette dernière, on pouvait parcourir une vingtaine de mètres, avant d’arriver à une série de prises et d’appuis permettant de se hisser vers le sommet.
Après avoir expliqué cela à Vert Vert, j’ai commencé l’ascension pendant qu’il me maintenait le radeau. Il m’a suivi sans protester, bien que son épaule dût le faire souffrir.
En gagnant le haut de la cheminée, j’ai jeté un coup d’œil en bas sans pouvoir distinguer le radeau. J’ai mentionné le fait à Vert Vert qui s’est contenté de grommeler. J’ai attendu qu’il me rejoigne sur la corniche et lui ai tendu la main pour l’aider à se dégager de la fissure. Nous avons alors suivi la corniche, en progressant lentement vers l’est.
Il nous a fallu un quart d’heure pour nous rendre au point d’où l’on pouvait entamer l’escalade. Je suis à nouveau passé le premier, en précisant à mon compagnon qu’il faudrait grimper pendant cent cinquante mètres avant d’aboutir à une autre corniche. Le Pei’en a grommelé une fois de plus et m’a suivi.
J’ai eu bientôt les bras endoloris, et une fois sur la corniche je me suis étendu en fumant une cigarette. Nous sommes repartis dix minutes plus tard. Vers minuit, nous étions parvenus au sommet sans encombre.
Nous marchions depuis dix minutes quand nous l’avons aperçu.
Silhouette sombre, il errait au hasard, sans doute drogué jusqu’à la moelle. Mais peut-être pas. On ne peut jamais être sûr.
Je suis allé jusqu’à lui, j’ai mis une main sur son épaule et je lui ai fait face :
— Courtcour, qu’es-tu devenu ?
Il m’a regardé, les paupières lourdes. Vêtu de blanc (ce devait être une idée de Vert Vert), il pesait dans les cent cinquante kilos ; il avait les yeux bleus, le teint clair et la voix douce. Il zézayait un peu en me répondant :
— Je crois que j’ai toutes les informations.
— Bravo ! ai-je répondu. Tu sais que je suis venu ici pour rencontrer cet homme – Vert Vert – dans une sorte de duel. Mais nous nous sommes récemment alliés contre Mike Shandon.
— Laisse-moi le temps de réfléchir, a-t-il dit. (Puis il a repris :) Oui. Tu as perdu.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Shandon te tue dans trois heures dix minutes.
— Non. C’est impossible.
— S’il ne le fait pas, c’est parce que tu l’auras tué. Alors c’est ce Vert Vert qui te tuera dans cinq heures vingt minutes.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— Vert Vert est le faiseur de mondes qui a fabriqué Korrlyn.
— C’est toi ? ai-je demandé en me tournant vers lui.
— Oui.
— Alors il te tuera, a repris Courtcour.
— Comment ?
— Sans doute à l’aide d’un instrument contondant. Si tu peux l’éviter, tu auras peut-être la possibilité de venir à bout de lui à mains nues. Tu as toujours été un peu plus fort que tu n’en as l’air, ça trompe les gens. Mais je ne crois quand même pas que ça t’aidera beaucoup cette fois-ci.
— Merci, ai-je dit. Que ça ne t’empêche pas de dormir.
— À moins, a-t-il ajouté, que vous n’ayez tous les deux des armes secrètes, ce qui n’est pas impossible.
— Où est Shandon ?
— Dans le chalet.
— Je veux sa tête. Comment l’avoir ?
— Tu es une sorte d’agent du démon. Tu possèdes cette faculté que je n’ai jamais pu pleinement mesurer.
— Oui. Je sais.
— Ne t’en sers pas.
— Pourquoi ?
— Il la possède également.
— Je le sais aussi.
— Si tu arrives à le tuer, ce sera sans ça.
— D’accord.
— Tu ne me fais pas confiance.
— Je ne me fie à personne.
— Tu te rappelles le soir où tu m’as engagé ?
— Vaguement.
— Un sacré dîner. Tu te souviens de ce carré de porc au gingembre ?
— Oui, ça me revient.
— Tu m’as parlé de Shimbo ce jour-là. Si tu l’invoques, Shandon invoquera l’autre. Il y a trop de facteurs variables. Le résultat pourrait être fatal.
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