Bien que je me sente plus proche de l’eau que du feu, mes mondes sont nés de ces deux éléments. Cocytus, New Indiana, Saint-Martin, Buningrad, Mercy, Illyria et toutes mes autres créations ont été engendrées à travers les flammes, les eaux et la vapeur. Et maintenant je marchais à travers les bois d’Illyria – un monde que j’avais édifié comme un parc d’agrément, comme un lieu de villégiature – je marchais à travers les bois de cette planète acquise par l’ennemi qui s’avançait à mon côté, désertée par ceux pour qui elle avait été conçue : les privilégiés, les vacanciers, les gens épris de repos, ceux qui croyaient encore aux arbres, aux lacs et aux montagnes jalonnées de sentiers. Ils étaient partis, et les arbres devant lesquels je passais étaient tordus, le lac dont je m’approchais était pollué, le sol avait subi des blessures et le feu qui constituait son sang jaillissait au loin, en attente comme le feu l’est toujours, en attente de ma venue. Les nuages pesaient au ciel, et entre leur masse blanche et la noirceur de la terre voletaient les particules de suie qu’avait envoyées le feu, comme autant de messagers funèbres. Kathy aurait aimé Illyria, si elle l’avait vue en un autre temps et avec un autre décor. Penser à elle ici en ce -moment, avec Shandon pour régler la mise en scène, il y avait de quoi être malade. Je prononçai des imprécations entre mes dents tout en poursuivant ma route, et ceci met un terme à mes pensées sur l’alchimie.
Nous avons marché une heure et Vert Vert a commencé à se plaindre de sa douleur à l’épaule et de sa fatigue. Je lui ai répondu que ma sympathie lui était acquise tant qu’il continuait de mettre un pied devant l’autre. Apparemment l’argument l’avait convaincu car il ne revint pas à la charge. Une heure plus tard, je l’ai laissé se reposer pendant que je montais au sommet d’un arbre pour examiner le terrain. Nous étions près du but, et le sol descendrait en pente douce pendant le reste du trajet. Le jour était devenu plus clair et le brouillard s’était presque entièrement dissipé. Il faisait déjà plus chaud qu’à aucun moment depuis mon atterrissage. J’avais les flancs trempés de sueur et la paume de mes mains commençait à s’écailler. Chaque fois que je heurtais une branche, je soulevais un nuage de cendre et de poussière. J’éternuais et les yeux me cuisaient, au bord des larmes.
Par-dessus la crête éloignée des arbres, j’apercevais le sommet de l’île. Et à sa gauche, un peu en retrait, le haut d’un cône de roche volcanique en fusion. J’ai à nouveau marmonné des jurons pour me soulager, tout en entamant la descente de la pente.
Deux heures après, nous arrivions au bord du lac Achéron.
Seul le feu se reflétait sur la surface lisse de mon lac. La lave et les rochers brûlants crachaient et sifflaient en atteignant le niveau de l’eau. Je me sentais sale, poisseux, en nage, en jetant les yeux sur ce qui subsistait de mon chef-d’œuvre. Sur la rive, de petites vagues laissaient des franges d’écume et de débris noirâtres, et l’eau en bordure était pareillement souillée. Des poissons morts flottaient le ventre en l’air, et une odeur d’œufs pourris empuantissait l’atmosphère. Je me suis assis sur un rocher en allumant une cigarette pour observer le spectacle.
À un peu plus d’un kilomètre se dressait mon Ile des Morts toujours intacte : hérissée, menaçante comme une ombre que rien ne projette. Me penchant en avant, j’ai plongé mon doigt dans l’eau. Elle était chaude. Loin du côté de l’est, apparaissait une seconde lumière, comme si un cône plus petit commençait à surgir.
— Mon embarcation a touché la rive à environ quatre cents mètres à l’ouest d’ici, a annoncé Vert Vert.
Avec un hochement de tête, j’ai continué mon examen. C’était encore le matin, et j’avais envie de m’attarder à cette contemplation. La face sud de l’île – celle que j’avais sous les yeux – possédait une bande de plage étroite épousant les contours d’une petite baie. De là partait un sentier d’origine apparemment naturelle qui montait en zigzaguant vers le sommet des éperons rocheux.
— Où penses-tu qu’il soit ? ai-je demandé.
— Dans le chalet qui est de ce côté, aux deux tiers de la distance jusqu’au sommet, a répondu Vert Vert. C’est là que se trouvait mon laboratoire.
Une approche de front était presque obligatoire, puisque l’autre face de l’île était entièrement escarpée et plongeait à pic dans l’eau du lac.
Presque, mais pas tout à fait.
Ni Vert Vert, ni Shandon, ni personne d’autre ne devait savoir qu’en réalité on pouvait escalader la face nord. Je l’avais conçue pour qu’elle ait l’air inaccessible, mais ce n’était pas exactement le cas. J’avais procédé ainsi parce que j’aime bien qu’il y ait partout une entrée de derrière en plus de l’entrée principale. Pour utiliser cette voie, il fallait que je fasse l’ascension jusqu’en haut et que je redescende ensuite jusqu’au chalet.
J’ai pris la résolution de passer par là, tout en décidant de ne le révéler à Vert Vert qu’au dernier moment. Après tout il était télépathe, et rien ne me prouvait qu’il ne m’avait pas raconté des bobards. Il pouvait très bien faire équipe avec Shandon, ou peut-être même que le Shandon dont il m’avait entretenu n’existait pas. Je n’avais en lui aucune confiance.
— Viens, ai-je dit en me levant et en jetant ma cigarette dans le cloaque qu’était devenu mon lac. Montre-moi où tu as laissé l’embarcation.
Nous avons longé la rive dans la direction qu’il m’avait indiquée. Mais l’embarcation n’était plus là.
— Tu es sûr que c’était bien à cet endroit ?
— Oui.
— Eh bien, je ne vois rien.
— Le tremblement de terre a peut-être détaché les amarres.
— Pourras-tu nager jusqu’à l’île, avec ton épaule et tout le reste ?
— Je suis un Pei’en, a-t-il répondu, ce qui voulait dire qu’il pouvait aussi bien faire la traversée de la Manche dans les deux sens avec les deux épaules en compote.
J’avais seulement dit ça pour l’irriter.
Puis il a ajouté :
— Mais nous ne pourrons pas faire ce parcours à la nage.
— Pourquoi pas ?
— Il y a des courants chauds qui viennent du volcan. Loin de la rive, ils sont plus forts.
— Alors nous allons construire un radeau. Je couperai le bois au pistolet et tu chercheras de quoi lier les rondins.
— Quoi, par exemple ?
— C’est toi qui as fabriqué cette forêt. Maintenant tu la connais mieux que moi. Il me semble avoir vu des plantes grimpantes qui avaient l’air solides.
— Elles sont coriaces. Il me faudrait ton couteau.
J’ai hésité un instant :
— D’accord. Prends-le.
— L’eau peut passer par-dessus les bords d’un radeau. Elle sera peut-être très chaude.
— Alors il faut qu’elle soit refroidie.
— Comment ?
— Bientôt il se mettra à pleuvoir.
— Les volcans…
— Il n’y aura pas tant d’eau que ça.
Il a haussé les épaules en signe d’assentiment et est parti tailler les plantes grimpantes. J’ai entrepris d’abattre les arbres et de les découper en tronçons d’environ quinze centimètres de diamètre et trois mètres de long, tout en surveillant avec le plus d’attention possible ce qui se passait derrière moi.
Bientôt il s’est mis à pleuvoir.
Pendant plusieurs heures la pluie froide et régulière est tombée du ciel, nous trempant jusqu’aux os, troublant la surface du lac et nettoyant un peu les arbustes de la saleté qui s’était accumulée sur eux. J’avais façonné deux larges rames et coupé deux perches en attendant que Vert Vert rapporte ce qui nous servirait de cordage. Pendant que je continuais à l’attendre, une violente secousse a soulevé le sol et une éruption terrifiante a fendu en deux le haut du cône. Par la fissure s’est déversé un flot couleur de ciel embrasé. Le bruit de l’explosion a fait bourdonner mes oreilles pendant plusieurs minutes. Puis, sous l’effet d’un raz de marée miniature, la surface du lac s’est soulevée en se précipitant vers moi. Je n’ai eu que le temps de me sauver et d’escalader l’arbre le plus proche.
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