— Parce que seul un Nom peut célébrer le rite, et que les vingt-sept Noms vivants sont tous des révisionnistes. Ils ont dépouillé le rite de sa signification ancienne.
— Vingt-six, ai-je rectifié.
— Vingt-six ?
— Dra Marling est sous la montagne, et Lorimel aux Nombreuses Mains réside dans le néant bienheureux.
Il a baissé la tête et s’est recueilli un instant.
— Un de moins, a-t-il fini par dire. Je me rappelle le temps où ils étaient quarante-trois.
— Ceci est triste.
— Oui.
— Pourquoi désirais-tu un Nom ?
— Afin de devenir prêtre et non faiseur de mondes.
Mais les révisionnistes ne voulaient pas de quelqu’un comme moi parmi eux. Ils m’ont laissé finir mon apprentissage, puis m’ont exclu. Et, pour m’insulter encore davantage, ils ont ensuite confirmé un homme d’une autre race.
— Je vois. C’est pourquoi tu m’as choisi comme objet de ta vengeance ?
— Oui.
— Mais tu sais que je n’y étais pour rien. C’est la première fois que j’entends cette histoire. J’avais toujours cru que les différences de dénomination ne comptaient guère à l’intérieur du strantrisme.
— Maintenant tu es mieux renseigné. Tu dois aussi comprendre que je ne te porte aucun ressentiment personnel. À travers toi, ce sont les blasphémateurs que vise ma vengeance.
— Pourquoi pratiques-tu le façonnage de mondes, si tu considères que c’est une activité immorale ?
— Elle n’est pas immorale. C’est contre l’usage de la religion à une telle fin que je m’élève. Je ne porte pas un Nom au sens orthodoxe du terme, et le travail que je fais me rapporte. Pourquoi refuserais-je de le faire ?
— Si quelqu’un est prêt à te payer pour ça, je ne vois pas en effet pourquoi. Mais quel rapport entre toi et Belion, et entre Belion et Mike Shandon ?
— Le châtiment du péché, je suppose. J’ai entrepris moi-même le rite de la confirmation, une nuit au temps de Prilbei. Tu connais la cérémonie : quand le sacrifice est accompli et que les prières sont prononcées, on se déplace le long du mur du temple en rendant hommage à chaque dieu, jusqu’au moment où une tablette s’éclaire devant vous et où l’on sent la puissance qui vous pénètre, et c’est le Nom de ce dieu qu’on portera.
— Oui.
— La chose m’est arrivée devant l’image de Belion.
— Alors tu t’es confirmé toi-même.
— C’est lui qui m’a confirmé. Il m’a donné son Nom. Ce n’est pas lui que je voulais être, car il est un destructeur et non un créateur. J’avais espéré que Kirwar aux Quatre Visages, le Père des Fleurs, viendrait à moi.
— Chacun doit obéir à sa disposition.
— C’est vrai, mais la mienne n’a pas été acquise comme il le fallait. Belion me fait agir même quand je ne l’invoque pas. J’ignore même si ce n’est pas lui qui m’a insufflé l’idée de me venger de toi, car tu portes le Nom de son ancien ennemi. Je sens mes pensées changer en ce moment rien qu’à t’en parler. Oui, ce n’est pas impossible. Depuis qu’il m’a quitté, les choses ont été si différentes…
— Comment t’a-t-il quitté ? Une fois qu’on possède la disposition, on la garde pour la vie.
— Mais la nature de ma confirmation ne le liait pas à moi. Il est parti maintenant.
— Shandon…
— Oui. C’est l’un des rares de ta race qui puisse communiquer sans mots, comme toi.
— Je ne l’ai pas toujours pu. Cette faculté m’est venue peu à peu, pendant que j’étudiais avec Marling.
— Quand je l’ai rappelé à la vie, j’ai d’abord lu dans son esprit l’angoisse de périr de ta main. Puis, très rapidement, il a rejeté ce souvenir et sa pensée s’est réorientée. Ses processus mentaux m’intéressaient, et je lui ai réservé un traitement de faveur par rapport aux autres qui restaient mes prisonniers. Je lui parlais souvent et je lui enseignais des choses. Il m’a aidé à préparer les lieux pour ta visite.
— Depuis combien de temps est-il ici ?
— Depuis environ un splanth. (Un splanth correspond à huit mois et demi de la Terre.) Je les ai tous rappelés en même temps.
— Pourquoi as-tu enlevé Ruth Laris ?
— Je pensais que tu ne croyais peut-être pas que tes morts avaient été rappelés. Tu n’avais entrepris aucune recherche après avoir commencé à recevoir les photos. J’aurais aimé que tu cherches longtemps avant de découvrir où je t’attendais. Mais, comme tu ne réagissais pas, j’ai décidé d’agir plus ouvertement. J’ai enlevé l’une des personnes qui comptaient à tes yeux. Si tu n’avais toujours rien fait, bien que j’aie pris la peine de t’envoyer un message, j’en aurais enlevé une autre, puis encore une autre – jusqu’à ce que tu te décides.
— Donc Shandon est devenu ton protégé. Tu lui faisais confiance.
— Certainement. C’était un élève et un assistant plein de bonne volonté. Il est intelligent et ses manières sont agréables. Il était de bonne compagnie.
— Il ne l’est pas resté.
— Malheureusement non. Il est dommage que j’aie mal interprété son intérêt et son souci de coopération. Il partageait, c’était normal, mon désir de vengeance à ton égard. Tes autres ennemis aussi bien sûr, mais ils n’étaient pas aussi intelligents, et aucun d’eux n’était télépathe. Il me plaisait d’avoir quelqu’un avec qui communiquer directement.
— Et qu’est-ce qui a gâché cette amitié idyllique ?
— Cela s’est passé hier. C’était en apparence à cause de la vengeance, mais en réalité c’est la puissance qui était l’enjeu. Il était plus fourbe que je ne le pensais. Il m’a trahi.
— De quelle manière ?
— Il a dit que ta mort telle que nous l’avions projetée ne lui suffisait pas. Il prétendait désirer une vengeance personnelle, vouloir te tuer lui-même. Nous sommes entrés en désaccord à ce sujet. Finalement il a refusé d’obéir à mes ordres et je l’ai menacé de le châtier.
Il s’est tu un moment, avant de continuer :
— Alors il m’a frappé. Il m’a attaqué de ses mains nues. Je me suis défendu, en proie à une fureur croissante, et j’ai décidé de lui faire passer un mauvais moment avant de le détruire. J’ai invoqué le Nom que j’avais pris, et Belion m’a entendu et est venu à moi. J’ai contacté un nœud énergétique et, debout dans l’ombre de Belion, j’ai fait éclater le sol à nos pieds et j’ai appelé à moi les vapeurs et les flammes qui résident au cœur du monde. C’est ainsi que j’ai failli le tuer, car il a vacillé un moment au bord de l’abîme et a été gravement brûlé, mais il a ensuite repris son équilibre. Il était parvenu à ses fins : il m’avait obligé à faire venir Belion.
— Dans quel but ?
— Il connaissait mon histoire, telle que je viens de te la raconter. Il savait comment j’avais obtenu le Nom, et il avait formé à ce propos un plan qu’il était parvenu à me dissimuler, L’eussé-je appris d’ailleurs que je n’en aurais conçu que de l’amusement, rien de plus. J’ai ri quand j’ai vu ce qu’il tentait de faire. Moi aussi je croyais que de telles choses ne peuvent se produire. Mais je me trompais. Il a fait un pacte avec Belion.
» Il avait éveillé ma colère et avait fait mine de menacer ma vie, en sachant que j’appellerais Belion si j’étais placé dans une telle situation. Il a combattu mollement, pour me laisser le temps de le faire. Puis, lorsque l’ombre est arrivée, il a projeté vers elle son esprit et est entré en communication avec elle. Il a mis sa vie en balance en échange de la puissance. Voici ce qu’il aurait dit s’il avait parlé avec des mots : « Regarde-moi. Ne suis-je pas un réceptacle supérieur à celui que Tu as choisi ? Viens mesurer les ressources de mon esprit et les pouvoirs de mon corps. Et quand Tu l’auras fait. Tu pourras décider d’abandonner le Pei’en et de marcher avec moi tout le restant de ma vie. Je T’invite. Je suis mieux armé que tout autre homme pour servir Tes desseins, qui sont, je le pense, le feu et la destruction. Celui qui se tient devant moi est faible et se serait accordé avec le Père des Fleurs s’il en avait eu le choix. Viens à moi, et cette association nous sera profitable à tous deux. »
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