— Mes amis, mes ennemis… tu leur as rendu la vie ici ?
— C’est exact.
— Pourquoi ?
— Pour qu’avant de mourir tu voies souffrir à nouveau ceux que tu avais aimés ; et pour que tes ennemis assistent à ta douleur.
— Pourquoi as-tu réservé un pareil traitement à celui qui s’appelait Dango ?
— Parce qu’il m’ennuyait. Tout en étant pour toi un exemple et un avertissement, ce traitement l’ôtait de ma présence et lui fournissait le maximum de souffrance. En ce sens, il avait trois utilités.
— Quelle était la troisième ?
— Mon amusement, bien entendu.
— Je vois. Mais pourquoi ici ? Pourquoi sur Illyria ?
— Après Terre Libre, qui est inaccessible, ce monde n’est-il pas ta création favorite ?
— Oui.
— Alors, quel meilleur endroit choisir ?
Je n’ai rien répondu et il a ajouté :
— Tu es plus fort que je ne pensais, Frank, car toi tu l’as tué, tandis que moi il m’a battu, tout en m’enlevant une chose sans prix…
Subitement je me suis revu sur Terre Libre, dans mon jardin sur le toit-terrasse, assis à côté d’un singe rasé de frais nommé Lewis Briggs. Je venais d’ouvrir une enveloppe, et mes yeux parcouraient une liste de noms.
Ce n’était donc pas de la télépathie. Simplement de la mémoire et de l’appréhension.
J’ai dit doucement :
— Mike Shandon.
— Oui. Je ne savais pas ce qu’il était, sinon je ne l’aurais pas rappelé.
J’aurais dû y penser plus tôt. J’aurais bien dû me douter qu’il les avait tous rappelés. Mais j’avais été trop obnubilé par Kathy.
— Pauvre imbécile, ai-je dit. Espèce de pauvre imbécile…
Au siècle de ma naissance, le métier d’espion était auréolé aux yeux du public d’un prestige incomparable. C’était dû en partie sans doute à un mécanisme romantique de défense face aux tensions internationales. Mais l’image devint excessive, comme doivent l’être toutes les choses qui marquent leur époque. Dans la longue histoire des héros populaires, qui va des princes de la Renaissance aux types pauvres et méritants qui travaillent dur et épousent la fille du patron, l’homme à la capsule de cyanure entre les dents, qui couche avec une adorable traîtresse et part pour des missions impossibles où le sexe et la violence sont la sténographie de l’amour et de la mort, cet homme-là atteignit son apogée dans la septième décennie du XX esiècle, et on se souvient certainement de lui avec une bonne dose de nostalgie, comme de la fête de Noël dans l’Angleterre médiévale. Bien sûr il était une abstraction par rapport à la réalité. Et les vrais espions sont encore plus ternes aujourd’hui qu’autrefois. Ils passent leur temps à récolter des détails anodins pour les transmettre à quelqu’un qui les fournit, en même temps que des milliers d’autres, à un ordinateur, et on obtient ainsi un petit fait mineur qui fait l’objet d’un obscur mémo, lequel est aussitôt répertorié pour sombrer dans l’oubli. Comme je l’ai mentionné plus haut, il y a fort peu de précédents à la guerre interstellaire, alors que l’espionnage classique a principalement trait aux questions militaires. Lorsqu’une telle extension de la politique devient pratiquement impossible en raison des problèmes de logistique, l’importance de cette fonction diminue. Les seuls réels espions de notre temps sont les espions industriels. L’homme qui remettait à la General Motors les plans microfilmés du dernier modèle Ford ou la fille qui dessinait à l’intérieur de son soutien-gorge la nouvelle ligne de Dior, les espions de ce genre se remarquaient peu au XX esiècle. Maintenant ce sont les seuls qui comptent. Le commerce interstellaire entraîne des rivalités énormes. Tout ce qui peut donner un avantage sur le concurrent – un nouveau procédé de fabrication, une formule de distribution inédite – vaut son pesant d’or. Et les services d’un véritable espion sont indispensables pour se procurer ce type de renseignement.
Mike Shandon était un véritable espion, le meilleur que j’aie jamais employé. Je ne repense jamais à lui sans une certaine envie. Il était tout ce que j’avais souhaité être.
Il avait environ cinq centimètres de plus que moi et pesait une dizaine de kilos de plus. Il possédait des yeux d’acajou poli, des cheveux noirs comme de l’encre. Il était séduisant, avec une voix bien timbrée, et il s’habillait à la perfection. Malgré ses origines (il était né sur le monde rural de Wava), il manifestait des goûts de luxe. C’était un autodidacte qui s’était façonné lui-même pendant le temps de sa réhabilitation après des actes antisociaux. Dans ma jeunesse, on aurait dit qu’il avait passé son temps à la bibliothèque de la prison après avoir été incarcéré pour des délits de droit commun. Maintenant les termes ont changé, mais cela revient à peu près au même. Cette réhabilitation fut un succès, si l’on considère qu’il mit très longtemps avant de se faire reprendre. En fait il avait presque tout pour lui, au point que c’était surprenant qu’il ait jamais pu faire un faux pas. Il était télépathe, il était doté d’une mémoire quasi photographique. Il était fort, résistant, intelligent ; il tenait bien l’alcool et les femmes lui tombaient dans les bras. Le petit élancement que je ressens en songeant à lui n’est donc pas sans fondement.
Il travaillait déjà pour moi depuis des années quand je le rencontrai pour la première fois. Découvert par l’un de mes recruteurs, il avait été envoyé à l’école spéciale d’entraînement des Entreprises Sandow (section espionnage). Il en était sorti second de sa promotion l’année suivante. En vertu de quoi il ne tarda pas à se distinguer en matière de recherche productive, comme nous appelions la chose, si bien qu’un jour je décidai de l’inviter à dîner.
Franchise et bonnes manières, c’est la seule impression qu’il me donna. Cela faisait partie de la panoplie du parfait escroc.
Les télépathes doués sont rares, c’est pourquoi Shandon valait cher. Malgré cela, il posait un problème : quels que fussent ses gains, il dépensait toujours davantage. Ce ne fut que des années après sa mort que l’on découvrit que le chantage était une de ses sources de revenus. Mais ce qui le fit épingler fut le double jeu.
Il y avait des fuites importantes aux Entreprises Sandow. Cinq ans s’écoulèrent avant qu’on sache d’où elles venaient, et à cette époque la solidité du groupe commençait à être singulièrement ébranlée.
Shandon fut donc démasqué. Ce ne fut pas facile, et il ne fallut pas moins de quatre autres télépathes pour le coincer. Il passa en justice, fut condamné et expédié sur une autre planète pour une nouvelle réhabilitation. Je signai des contrats pour la création de trois mondes, afin d’aider à remettre en selle les Entreprises Sandow. Nous arrivâmes ensuite à remonter la pente, mais non sans quelques vicissitudes.
L’une de celle-ci fut l’évasion de Shandon, quelques années plus tard. La nouvelle se répandit vite, car son procès avait fait du bruit. On se mit à le rechercher, mais l’univers est vaste.
Cette année-là j’avais choisi Coos Bay, dans l’Oregon, pour séjourner au bord de la mer à l’occasion de mon passage sur Terre. Je comptais y rester deux ou trois mois, afin de superviser la fusion de notre groupe avec deux firmes nord-américaines.
Résider face à une vaste étendue d’eau a des vertus toniques pour l’esprit le plus fatigué. Les odeurs de l’océan, les oiseaux de mer, le varech, le sable alternativement frais et chaud, sec et humide, le goût de l’air salé, la présence des eaux bleues, vertes et grises avec leur perpétuel balancement : tout cela a pour effet de susciter les émotions, d’élargir les perspectives, de laver la conscience. Chaque matin avant le petit déjeuner je me promenais au bord de la mer, et chaque soir avant de me coucher. Je m’appelais Carlos Palermo, au cas où quelqu’un s’en fût soucié. Au bout de six semaines, ce lieu m’avait revigoré et remis à neuf, sentiment agréable accru par le fait qu’avec ce projet de fusion mon empire financier retrouvait son équilibre.
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