J’habitais une villa blanche au toit rouge, juste au bord de la mer dans une petite baie. Le jardin donnait directement sur la plage enclose entre une falaise escarpée au sud et un amas d’arbres et de buissons au nord. Tout était paisible et j’éprouvais la même paix.
La nuit était fraîche, presque froide. La lune presque pleine dérivait à l’ouest et projetait sa lumière sur la mer. Les étoiles étaient exceptionnellement brillantes, et je voyais se profiler contre le ciel les silhouettes lointaines de huit derricks au-dessus de l’océan. Occasionnellement la surface lisse d’une île flottante renvoyait les reflets du clair de lune.
Je ne l’entendis pas arriver. Il avait dû venir par le nord à travers les buissons et attendre que je m’approche, afin de bondir sur moi avant que je sois averti de sa présence.
Il est plus facile qu’on ne pense pour un télépathe d’en surveiller un autre sans que celui-ci le sache. C’est une affaire de « blocage » : on imagine autour de soi un bouclier et on demeure aussi inerte que possible sur le plan émotionnel.
Mais il faut admettre que c’est assez difficile quand on déteste l’autre et qu’on est venu pour le tuer. C’est probablement ce qui me sauva la vie.
Je ne me rendis pas vraiment compte qu’une présence hostile était à proximité. Mais, tout en marchant le long du rivage et en respirant l’air nocturne, je ressentis une subite appréhension. Ces pensées sans nom qui parfois vous font passer des frissons dans la nuque et vous éveillent sans raison apparente au beau milieu d’une chaude nuit d’été, et vous restez là à vous demander ce qui a bien pu vous tirer du sommeil, et puis tout d’un coup vous entendez dans la pièce à côté un bruit insolite, amplifié par le silence, intensifié par votre inexplicable retour à une lucidité pleine de tension et d’attente – ces pensées me traversèrent en un instant, et mes doigts et mes orteils (vieux réflexe anthropoïde) me picotèrent, et la nuit me parut plus sombre, et la mer le réceptacle de toutes les terreurs aux tentacules mêlés aux vagues déferlant vers moi ; et dans le ciel au-dessus de moi la traînée brillante d’un transport aérien en haute atmosphère signifiait que l’appareil pouvait, à la suite d’une quelconque avarie, cesser brutalement de répondre aux commandes et fondre sur moi comme un météore.
Aussi, quand j’entendis derrière moi un pas faire crisser le sable, l’adrénaline m’avait déjà envahi.
Je fis brusquement demi-tour en m’accroupissant. Mon pied droit glissa en arrière et je me retrouvai sur un genou.
Un coup de poing sur le bord du visage me fit perdre l’équilibre du côté droit. Il avait sauté sur moi, et nous roulâmes dans le sable en nous empoignant. Inutile de crier car il n’y avait personne aux alentours et j’aurais perdu mon souffle pour rien. J’essayai de l’aveugler avec du sable, de lui donner un coup de genou dans l’entrecuisse, de l’atteindre en une douzaine d’autres points sensibles. Mais il était bien entraîné, et il était plus lourd que moi et avait de meilleurs réflexes.
Aussi étrange que cela puisse paraître, cinq minutes passèrent sans que je sache de qui il s’agissait. Nous étions dans le sable mouillé, au bord des vagues, et il m’avait déjà cassé le nez d’un coup de tête et déchiqueté deux doigts entre ses dents quand j’avais essayé de lui faire une prise à la gorge. La lune éclaira son visage luisant de sueur, et je vis que c’était Shandon, et je sus qu’il faudrait le tuer pour lui échapper. L’assommer ne suffirait pas. L’envoyer à l’hôpital ou en prison ne servirait qu’à reculer une prochaine rencontre. Il fallait qu’il meure si je voulais vivre. J’imagine qu’il se tenait le même raisonnement.
Quelques instants plus tard, je sentis quelque chose de dur et d’acéré me meurtrir le dos. Je me tortillai vers la gauche. Si un homme décide qu’il veut me tuer, peu m’importe de quelle façon je lui rends la pareille. Le principal est d’être le premier.
Une vague déferla sur moi et Shandon me repoussa la tête en arrière pour la maintenir dans l’eau. Au même moment ma main droite se refermait en tâtonnant sur le quartier de roc que j’avais senti.
Le premier coup le toucha à l’avant-bras qu’il avait levé pour se défendre. Les télépathes ont un certain avantage dans un combat, car ils devinent souvent les intentions de leur adversaire.
Mais c’est terrible de savoir ce qui va se passer et de ne pas être en mesure de l’empêcher. Mon second coup l’atteignit dans l’orbite de l’œil gauche, et il dut voir sa mort venir car il se mit alors à hurler comme un chien, juste avant que je lui réduise la tempe en bouillie. Je le frappai encore deux fois pour faire bonne mesure, puis je le repoussai et roulai sur le côté, lâchant le quartier de roc qui tomba en clapotant parmi les vagues.
Je restai longtemps sur le dos à contempler en clignant des yeux les étoiles, le corps lavé par les vagues, pendant que le cadavre de mon ennemi oscillait doucement à un mètre de moi.
En reprenant mes esprits, je le fouillai, et dans ses poches je trouvai entre autres un pistolet, chargé et prêt à fonctionner.
Autrement dit il avait préféré me tuer de ses mains. Il s’en était jugé capable, il avait choisi ce risque plutôt que de m’abattre de loin, dans l’ombre. Il avait eu le courage de suivre ce que lui dictait sa haine. S’il s’était servi de son intelligence, il aurait pu être le plus dangereux de tous mes adversaires. J’en éprouvais pour lui du respect. Si j’avais été à sa place, j’aurais choisi le moyen le plus facile. Seules mes émotions me poussaient occasionnellement à la violence, mais je ne les laissais pas me tracer ma conduite.
Je signalai l’agression, et Shandon fut enterré sur Terre. Quelque part à Dallas, il était devenu une bande magnétique qu’on tient dans la paume de la main : un objet de quelques dizaines de grammes, rassemblant tout ce qu’il avait jamais été ou espéré être. Et au bout de trente jours, cette bande aussi serait détruite.
Des semaines plus tard, la veille de mon départ, je me tenais à ce même endroit, de l’autre côté de la grande mare face à la baie de Tokyo, et je pensais qu’une fois qu’on y a été englouti, on ne revient plus. Le reflet des étoiles était tordu et déformé, comme dans le subespace, et quelque part, sans que je le sache, un homme vert était en train de rire. Il était allé à la pêche au fond de la baie.
— Espèce de pauvre imbécile, ai-je dit.
Il allait falloir tout recommencer. C’était irritant, et ça me faisait peur. Shandon avait cédé à ses émotions une fois. Il ne recommencerait pas la même erreur. Il avait toujours été dangereux, et maintenant il détenait apparemment quelque chose qui le rendait plus dangereux encore. En outre il était averti de ma présence sur Illyria, depuis le message télépathique que j’avais envoyé à Vert Vert la veille au soir.
— Tu as compliqué mon problème, ai-je dit. Tu vas donc m’aider à le résoudre.
— Je ne comprends pas, a répondu Vert Vert.
— Tu m’as tendu un piège, et il a plus de dents que tu ne le soupçonnais. Mais l’appât que tu as utilisé opère toujours. Je continue de le suivre, et tu m’accompagnes.
Il s’est mis à rire :
— Désolé, mais ma route va dans une autre direction. Je n’irai pas de mon plein gré, et comme prisonnier je ne te servirais à rien. Je te serais même une charge supplémentaire.
— J’ai le choix entre trois solutions, ai-je repris. Je peux te tuer, ou te laisser partir, ou t’emmener avec moi. La première est exclue pour l’instant, car une fois mort, tu ne me serais d’aucune utilité. Si je te laisse partir, je poursuivrai mon entreprise et, en cas de victoire, je retournerai sur Megapei où je raconterai à tout le monde comment tu as échoué dans une vengeance contre un Terrien après des siècles de préparatifs. Je dirai que tu as abandonné ton plan pour t’enfuir par peur d’un autre Terrien. Si tu veux prendre des femmes, il faudra que tu ailles les chercher sur d’autres mondes, et même là il se pourra que la nouvelle soit répandue. Personne ne t’appellera plus Dra, en dépit de ta richesse. À ta mort Megapei refusera tes os. Tu n’entendras plus jamais les cloches des marées en sachant qu’elles sonnent pour toi.
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