L’eau est venue lécher la base de l’arbre, à une trentaine de centimètres de hauteur. Trois autres vagues de fond se sont succédé au cours des vingt minutes suivantes, puis les eaux ont reflué, en ne laissant à la place de mes rondins et de mes rames qu’un épais dépôt de boue.
J’ai vu rouge. Je savais bien que ma pluie ne pouvait pas éteindre ce sale volcan et qu’elle risquait même d’aggraver les choses… Mais ça me rendait fou furieux de voir ainsi tout mon travail balayé et emporté par l’eau.
Je me suis mis à prononcer à haute voix la formule. Quelque part j’entendais la voix du Pei’en qui m’appelait mais je n’en tenais pas compte. Après tout, je n’étais déjà plus tout à fait Francis Sandow.
En me penchant vers le sol, j’ai perçu la force d’attraction d’un nœud énergétique qui s’exerçait à plusieurs centaines de mètres sur ma gauche. J’ai pris cette direction, en escaladant une petite éminence pour arriver à mon but. De là, j’avais un champ de vision qui s’étendait, par-delà les eaux agitées, jusqu’à l’île elle-même. Peut-être mon acuité visuelle s’était-elle accrue. J’apercevais distinctement le chalet. Il me sembla même voir quelque chose bouger près de la balustrade, au bord de la terrasse qui dominait le lac. Vert Vert, lui, avait dit qu’après sa traversée il voyait encore nettement Shandon. Les yeux des Pei’ens portent plus loin que ceux des humains.
Debout devant l’emplacement du nœud énergétique, je sentais le pouls de la planète à cet endroit où affleurait l’une de ses plus grosses veines, et la puissance pénétrait en moi, et je la relayais vers le ciel.
La pluie s’est transformée en déluge, et quand j’ai abaissé ma main dressée les éclairs et le tonnerre se sont déchaînés. Un vent subit s’est levé, aussi vif qu’un chat sauvage, aussi froid que les souffles de l’Arctique, et s’est engouffré autour de moi.
Quelque part sur ma droite, Vert Vert m’appelait toujours.
Les cieux tout entiers se fondaient en pluie. Le chalet disparaissait à ma vue et l’île se réduisait à un vague contour gris. Au-dessus de l’eau, le sommet du volcan ne brillait plus que comme une faible étincelle. Les hurlements du vent se mêlaient aux grondements du tonnerre pour créer un perpétuel vacarme. Les rives du lac s’élargissaient, les eaux reprenaient leur place. Je n’entendais plus la voix de Vert Vert.
La pluie ruisselait sur ma nuque et mon visage, en obscurcissant mon regard. Mais je n’avais pas besoin d’yeux pour voir. La puissance me baignait, la température devenait de plomb. Les rideaux de pluie claquaient maintenant comme des fouets ; le jour était aussi noir que la nuit. J’ai éclaté de rire, et les eaux ont jailli en trombes qui dansaient comme des génies, et les éclairs ont continué inlassablement de jeter leur gant, mais jamais la machine ne faisait « tilt ».
Arrête, Frank ! Il va savoir que tu es ici ! C’était la pensée de Vert Vert, adressée à cette partie de moi qu’il souhaitait atteindre.
Il le sait déjà, n’est-ce pas ? aurais-je pu répondre. Cache-toi jusqu’à ce que ce soit fini et attends-moi !
Et, au milieu de l’eau qui déferlait et du vent qui tournoyait, j’ai senti une fois de plus le sol trembler sous mes pieds. Face à moi l’étincelle du volcan grossissait et brillait comme un soleil enseveli. Autour d’elle se déhanchaient les éclairs qui couronnaient le sommet de l’île ; ils inscrivaient des noms sur le chaos, et l’un de ces noms était le mien.
Une nouvelle secousse sismique m’a fait perdre l’équilibre ; je me suis redressé et j’ai levé les deux bras.
… Et je me suis retrouvé en un lieu qui n’était ni solide, ni liquide, ni gazeux. Il n’y régnait ni lumière ni ténèbres. Il n’y faisait ni chaud ni froid. Peut-être cette contrée gisait-elle à l’intérieur de mon esprit, peut-être ailleurs.
Nous nous regardions, lui et moi. Je tenais un éclair dans mes mains vertes.
Il ressemblait à un large pilier gris et son corps était recouvert d’écailles. Il avait une mâchoire de crocodile et la férocité habitait son regard. Ses six bras adoptaient des postures variées pendant que nous conversions. Le reste de sa personne était immobile.
Vieil ennemi, vieux camarade… me déclarait-il.
Oui, Belion. Je suis ici.
… Ton cycle a pris fin. Épargne-toi l’ignominie d’être détruit de mes mains. Retire-toi maintenant, Shimbo ; préserve ce monde que tu as créé.
Je ne pense pas que ce monde soit condamné, Belion.
Un silence.
Puis : Alors il doit y avoir une confrontation.
… À moins que tu ne choisisses toi-même de te retirer.
Je ne le ferai pas.
Alors il y aura une confrontation.
Il a exhalé un soupir de flamme.
Qu’il en soit ainsi.
Et il a disparu.
… J’étais toujours debout au sommet de l’éminence. J’ai abaissé lentement les deux bras, car la puissance m’avait quitté.
C’était une étrange expérience, telle que je n’en avais jamais connu. Un rêve éveillé, si l’on veut. Mais plus qu’un simple fantasme né de la tension d’esprit et de la peur.
La pluie tombait toujours, mais avec moins d’intensité. Le vent aussi avait décru. Les éclairs et les tremblements de terre avaient cessé. Et le volcan, dont l’activité avait diminué, n’était plus surmonté que d’une étroite calotte orange.
Les yeux fixés sur ce qui m’environnait, je sentais à nouveau le froid, l’humidité, la fermeté du sol sous mes pieds. Notre combat à longue distance avait été interrompu et nos pouvoirs annulés. Je n’en étais pas fâché toutefois. L’eau du lac semblait plus fraîche et l’île aux contours gris moins menaçante.
Le soleil a soudain percé les nuages et un arc-en-ciel s’est déroulé au milieu des gouttelettes brillantes, en encadrant dans l’air clarifié le lac, l’île et le volcan, comme un paysage en réduction à l’intérieur d’un presse-papier de verre.
J’ai quitté les lieux où je me trouvais pour regagner la rive. La construction du radeau m’attendait.
Comme je pleurais ma lâcheté disparue, qui dans le passé m’avait si souvent sauvé la vie, elle s’est en réponse emparée à nouveau de moi, me laissant mort de peur.
J’avais vécu trop longtemps, et chaque jour qui passait diminuait mes chances de survie. De ce point de vue, l’attitude de ma compagnie d’assurances en ce qui concerne le montant de mes primes est significative. Ils me placent au même rang que les cas xénopathiques extrêmes, ce qui est réconfortant – et probablement justifié. C’était la première fois depuis longtemps que j’étais engagé dans une aventure dangereuse. Je me rendais compte que je manquais un peu d’entraînement. Même s’il remarquait que mes mains tremblaient. Vert Vert ne faisait aucun commentaire. Son sort était entre ces mains-là, et cela suffisait à le retenir. Il pouvait maintenant me tuer dès qu’il le voulait. Il le savait. Je le savais aussi. Et il savait que je le savais.
Mais il avait besoin de moi pour quitter Illyria – ce qui signifiait logiquement que son astronef était resté sur l’île. Ce qui signifiait en outre que Shandon avait cet astronef à sa disposition et pouvait nous attaquer par la voie des airs, en dépit de l’accord de nos doubles hallucinatoires concernant une confrontation. Autrement dit, il valait mieux travailler sous le couvert des arbres que sur la plage, et effectuer notre expédition de nuit. Approuvé par Vert Vert, j’ai donc décidé de transporter notre matériel à l’intérieur des terres.
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