Dans l’après-midi, tandis que nous assemblions le radeau, il y a eu des éclaircies et le jour est devenu un peu plus lumineux. La pluie continuait néanmoins. Dans le ciel passaient deux lunes blanches : Kattontalus et Flopsus, auxquelles il ne manquait que d’être évidées de trois trous en guise d’yeux et de bouche pour ressembler à des citrouilles de Halloween.
Tandis que la journée s’avançait, un insecte d’argent trois fois plus gros que le Model T et aussi laid qu’une larve a quitté l’île et a fait six fois le tour du lac. Nous sommes restés cachés sous les feuillages, en nous terrant là où ils étaient le plus denses, et n’en sommes sortis que lorsque l’appareil a regagné l’île. Pendant tout ce temps-là, j’avais agrippé ma vieille patte de lapin dans ma poche. Elle ne m’avait pas trahi.
Nous avons achevé le radeau deux heures avant le coucher du soleil et avons fini la journée assis le dos contre des troncs d’arbres.
— Je donnerais cher pour connaître tes pensées, ai-je dit à Vert Vert.
— Il est étrange d’offrir de l’argent en échange d’une pensée. Était-ce une coutume en usage chez ton peuple autrefois ?
— Pourquoi pas ? Tout a un prix.
— C’est un concept très intéressant, et quelqu’un comme toi pourrait fort bien y croire. Achèterais-tu un pai’badra ?
— Ce serait une tromperie. Un pai’badra est le motif d’une action.
— Mais payerais-tu quelqu’un pour abandonner sa vengeance contre toi ?
— Non.
— Pourquoi pas ?
— Tu prendrais l’argent et chercherais quand même à te venger, en espérant me bercer d’un faux sentiment de sécurité.
— Je ne parlais pas de moi. Tu sais que je suis riche et qu’aucune raison ne peut pousser un Pei’en à abandonner sa vengeance. Non, je pensais à Mike Shandon. Il est de ta race et lui aussi peut croire que tout a un prix. Si ma mémoire est bonne, il a encouru ta défaveur parce qu’il avait besoin d’argent et, en vue de l’obtenir, t’a causé des offenses. Maintenant il te hait parce que tu l’as envoyé en prison, avant de le tuer. Mais puisqu’il est de ta race et que celle-ci place plus haut que tout les valeurs monétaires, peut-être pourrais-tu le payer suffisamment cher en échange de son pai’badra pour qu’il s’en aille satisfait.
Acheter notre salut ? La pensée ne m’avait pas frappé. J’étais venu sur Illyria prêt à affronter un ennemi pei’en. Maintenant je tenais ce dernier sous ma coupe et il ne représentait plus un danger. Un Terrien l’avait remplacé, et c’était lui la plus grande menace pour le moment, si mon évaluation était correcte. Nous sommes une race vénale, pas nécessairement plus que toutes les autres, mais plus certainement que beaucoup d’entre elles. C’était à cause de ses goûts de luxe que Shandon avait été amené à descendre la pente. Les événements survenaient rapidement depuis mon arrivée sur Illyria, et chose bizarre – pour moi et mon Arbre – il ne m’était pas apparu que l’argent pourrait me tirer d’affaire.
D’un autre côté, les antécédents de Shandon indiquaient qu’il se mouvait à travers l’argent comme un poisson dans le plus liquide des éléments alchimiques. Admettons que je lui donne un demi-million en bons de crédit universel. N’importe qui d’autre investirait la somme et vivrait de ses dividendes. Mais lui, au bout de deux ans, aurait tout dépensé. Et ce serait le retour de mes difficultés. M’ayant fait cracher une fois, il penserait pouvoir recommencer. Et bien sûr je me laisserais plumer. J’avais de quoi me laisser plumer autant de fois qu’il le voudrait. Aussi peut-être ne voudrait-il pas tuer sa poule aux œufs d’or. Mais je n’en aurais jamais la certitude, et je ne pouvais pas vivre ainsi.
Donc, s’il était d’accord, je pouvais négocier avec lui maintenant. Puis, plus tard, le faire disparaître dès que possible par les soins d’une équipe de tueurs professionnels.
Mais s’ils échouaient…
Alors j’aurais immédiatement Shandon sur le dos et ce serait à nouveau lui ou moi.
J’ai tourné et retourné le problème, en l’examinant sous toutes les faces. En fin de compte, toutes les données se ramenaient à un seul point.
Il avait eu un jour une arme en sa possession, mais il avait essayé de me tuer de ses mains.
— Ça ne marchera pas avec Shandon, ai-je dit. Il n’a pas l’esprit assez mercantile.
— Oh ! je ne voulais pas le juger mal. Je ne comprends toujours pas très bien comment réagissent les Terriens à ce genre de choses.
— Tu n’es pas le seul.
J’ai regardé le jour décroître et le rideau des nuages se refermer. Bientôt ce serait l’heure de porter le radeau jusqu’à la rive et de nous engager sur les eaux maintenant tempérées. Il n’y aurait pas de clair de lune pour nous tenir compagnie.
— Vert Vert, ai-je repris, en toi je me retrouve, ce qui veut peut-être dire que je suis devenu plus pei’en que terrien. Toutefois je ne pense pas que ce soit la véritable raison, car tout ce que je suis en ce moment n’est que l’extension de ce que j’avais déjà en moi. Moi aussi je peux tuer comme tu le ferais et m’en tenir quoi qu’il arrive à mon pai’badra.
— Je le sais, et pour cette raison je te respecte.
— Ce que je veux te dire, c’est qu’après cette aventure, si nous en réchappons tous deux, je pourrais t’offrir mon amitié. Je pourrais intercéder pour toi auprès des autres Noms, afin que tu obtiennes une nouvelle chance d’être confirmé. Il me plairait de voir un grand prêtre du strantrisme du Nom de Kirwar aux Quatre Visages, le Père des Fleurs, si telle est Sa volonté.
— Tu essaies désormais de savoir à quel prix m’acheter, Terrien.
— Non, je te fais une offre légitime. Prends-la comme tu l’entends. Jusqu’à présent, tu ne m’as pas fourni de pai’badra.
— Même en cherchant à te tuer ?
— Sous un faux pai’badra. Je n’en tiens pas compte.
— Tu sais que je peux te supprimer dès que je le désirerai ?
— Je sais que tu le penses.
— Je croyais cette pensée mieux dissimulée.
— C’est de la déduction, pas de la télépathie.
— Tu ressembles beaucoup à un Pei’en, a-t-il dit après un temps de silence. Je te promets de réserver ma vengeance tant que nous ne serons pas venus à bout de Shandon.
— Bientôt, ai-je dit. Bientôt nous partirons.
Nous avons attendu la tombée de la nuit, qui ne tarda pas. J’ai dit :
— Maintenant.
— Maintenant, a-t-il acquiescé.
Nous nous sommes levés en emportant le radeau. Nous l’avons amené jusqu’au bord et mis à l’eau.
— Allons-y.
Nous y sommes montés, l’avons stabilisé et avons commencé à nous écarter de la rive.
— Si on ne peut pas l’acheter, a repris Vert Vert, pourquoi a-t-il vendu tes secrets ?
— Il en aurait vendu encore bien plus si on l’avait payé davantage.
— Alors pourquoi ne peut-on l’acheter ?
— Parce qu’il est de ma race et qu’il me hait. Rien d’autre. On ne peut acheter ce genre de pai’badra.
Je croyais alors avoir raison.
— Il y a toujours des zones d’ombre dans l’esprit des Terriens, a observé Vert Vert. J’aimerais un jour les pénétrer.
— Moi aussi.
Une lune se levait, car on voyait un halo lumineux derrière les nuages. Elle s’est mise à monter lentement dans le ciel.
L’eau clapotait doucement à côté de nous, et de petites vagues nous arrosaient les pieds et les genoux. Une brise fraîche venue de la rive nous accompagnait.
— Le volcan est au repos, a-t-il remarqué. Quel a été l’objet de ta discussion avec Belion ?
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