Des inspirations profondes. Elle ferma les yeux. Inutile de gâcher ses forces. Ou ce qu’il en restait. Elle hocha la tête.
« Je veux détruire ces installations. Peu importe pourquoi. Mais je ne peux pas y arriver seul. Ni même y arriver du tout. Je peux juste te donner une chance, à toi . »
Elle attendit qu’il continue. Des mensonges, mais peut-être pourrait-elle découvrir en eux quelque chose d’utile, un moyen de manigancer une évasion.
« Tu sais ce que je suis, répéta la chose-Leo. Je ne me limite pas à ce corps. Je suis plus vaste. Et plus vieux que tu ne peux l’imaginer, Cassie. Et aussi plus faible qu’avant, je me fais dévorer de l’intérieur. Il est grand temps pour moi de mourir. Je veux mourir. Et que tu m’aides à le faire. Ce n’est pas ce que tu veux, toi aussi ? »
Sa voix évoquait la route sous les pneus ou bien l’atmosphère ténue qui défilait derrière les vitres. Elle faisait penser à la lune blanche en train de se lever et aux petits bassins des salares . Elle sonnait comme les étoiles.
À l’endroit où la grande route atteignait le terminal ferroviaire, avec son enchevêtrement de wagons de marchandises et de zones de triage clôturées, Leo bifurqua sur une deux-voies plus étroite qui s’éloignait de San Pedro de Atacama et tranchait comme un couteau dans le désert vide. Il avait recommencé à parler de dynamite et de détonateurs. L’attention de Cassie connaissait des hauts et des bas. Mots et syllabes résonnaient dans sa tête comme une poésie délirante.
En s’obligeant à ouvrir les yeux, elle découvrit que le temps avait passé, même si le ciel était encore noir. Cette nuit éternelle. Ses mains engourdies la démangeaient. Son corps lui faisait mal. Est-ce qu’elle sortait d’un cauchemar ? Non. Elle en vivait un.
Elle secoua la tête pour se remettre les idées en place. La puanteur du sang sim s’était intensifiée au point qu’elle la percevait moins comme une odeur que comme un poids dans l’air. La jambe de la chose-Leo était sombre d’humidité.
L’asphalte devint gravier et elle vit devant eux sous la lune un énorme monticule, une muraille de terre et de débris que Cassie reconnut, avec une espèce de peur anesthésiée, comme la zone de reproduction décrite par Eugene Dowd. Des silhouettes au loin évoluaient sur le rebord, obscures devant le ciel bleu-noir. Certaines sur deux, d’autres sur quatre pattes.
« Plus que quelques minutes », dit la chose-Leo.
Il dégaina le couteau et se pencha vers Cassie. Elle évita de croiser son regard, se concentra sur la lame. Celle-ci brillait, lisse et cruellement affûtée, bougeait de concert avec le bras de Leo comme le dard avec la queue du scorpion.
De sa main libre, il saisit les poignets entravés de la jeune fille. « Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? Réveille-toi, Cassie, réveille-toi , c’est important. »
Elle secoua la tête en un geste d’incompréhension.
« Je ne peux pas leur faire de mal, dit Leo. Il reste très peu de moi. Mais je peux les arrêter . Les endormir . Ce qui m’endormira aussi. Toute créature vivante assujettie aux protocoles de l’hypercolonie cessera de fonctionner. Pendant un petit moment. Pas plus ! Tu seras seule. Donc, à toi de voir. Tu sais quoi faire, pas vrai ? Fais-le. Et vite. »
Était-ce le même Leo qui lui avait caressé les cheveux dans le lit d’une chambre de motel au cours de leur long voyage sur l’épine dorsale des Amériques ? Le même qui l’avait embrassée en lui souhaitant bonne nuit ? Bonne nuit, Cassie.
Il glissa la lame entre ses jambes, coupa le ruban adhésif qui lui immobilisait les chevilles. Elle lui regarda l’arrière du crâne pendant ce temps-là, les petits cheveux collés par la sueur et la saleté de la route, la nuque vulnérable. Elle songea à donner des coups de pied, mais ne put rassembler la force nécessaire.
Au loin, sur le talus, les créatures à deux ou quatre pattes commencèrent à descendre vers la camionnette immobile. Elles avançaient avec grâce et détermination à une vitesse inquiétante. Quand elles passèrent dans l’ombre de la colline, elles parurent disparaître complètement.
Leo se recula pour la regarder. « Je vais te détacher les mains. Ne bouge pas. »
Elle ne bougea pas. Il lui immobilisa les bras avec son corps et sectionna d’un seul mouvement les épaisseurs de ruban adhésif. Cassie sentit les mains lui brûler quand le sang se remit à circuler à l’intérieur. Elle était toujours attachée au siège.
Leo jeta un coup d’œil à la route : les sims couraient, approchaient, avançaient dans la lueur des phares comme à cheval sur une vague de lumière. Ceux à six membres évoquèrent à Cassie d’énormes crabes qui hachaient l’air de leurs pinces.
Leo retourna le couteau qu’il empoigna par la lame. Cassie vit un trait de sang apparaître sur la peau entre le pouce et l’index. Il lui présentait le manche. Elle baissa les yeux dessus.
« Prends-le, dit-il.
— Hein ?
— Prends-le ! Prends-le, Cassie ! Prends-le ! »
Elle saisit le couteau, serra le manche à deux mains et, le cœur battant à tout rompre, braqua la pointe vers Leo.
« Libère-toi de la ceinture de sécurité, maintenant. »
Sans le quitter des yeux, elle tâtonna à la recherche de la ceinture. Elle l’écarta de ses hanches et scia. Mèche par mèche, la ceinture céda.
« Souviens-toi de ce que je t’ai dit », rappela la chose-Leo.
Aussitôt, sa bouche se détendit et son menton bascula sur sa poitrine. Il s’affaissa contre la portière conducteur au moment où Cassie tranchait les derniers brins de ceinture.
Elle s’écarta aussitôt le plus possible, la lame pointée sur le corps inerte de Leo. Était-ce une ruse ? Il avait les yeux ouverts, mais le regard fixe. Il semblait captivé par le plafond de la camionnette.
Elle jeta un coup d’œil sur la route. À quelques mètres du capot, les sims qui approchaient étaient tombés aussi. Ils gisaient immobiles dans la lumière dure des phares.
Elle se tourna à nouveau vers Leo. Respirait-il ? Elle observa sa poitrine. Sa chemise de travail bleue et tachée se soulevait à un rythme lent mais perceptible. Bien qu’inconscient, il était toujours vivant.
Il est grand temps pour moi de mourir, avait-il dit.
Elle ouvrit la portière pour pouvoir fuir en cas de besoin. Une bourrasque de vent la balaya. Elle inspira de l’air glacé.
Elle se pencha sur le corps inconscient de Leo, plongea le regard dans ses yeux qui ne voyaient pas. Il avait les pupilles comme deux sous noirs. Sous la puanteur du sang sim, elle percevait l’odeur piquante et humaine de sa sueur. Celle qu’il avait quand il se tenait au-dessus d’elle dans le lit en s’appuyant sur les bras, le dos cambré avec une tension parfaite. Cette odeur de terreau au soleil.
Elle posa le couteau sur son cou, entre la pomme d’Adam et le V de la clavicule. Elle voyait là un léger battement. La pointe piqua la peau pâle et fit monter une goutte de sang d’un rouge irréprochable.
Bonne nuit.
Des deux mains, elle fit peser son poids sur le manche du couteau.
Elle poussa le corps de Leo à l’extérieur de la camionnette avant de prendre sa place au volant. La flaque de sang sur les garnitures en vinyle tacha son jean et ajouta sa puanteur cuivrée aux odeurs qui flottaient dans l’habitacle. Elle embraya, avança lentement. Elle contourna les sims inertes sur la route. Ceux d’apparence humaine ressemblaient à des gens évanouis ou endormis. Les autres, avec leurs six membres — terminés soit par des pinces pointues, soit par de petites mains aux doigts fins —, à des monstres de foire bricolés avec de la cire et des dépouilles animales.
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