La sim parla quelques minutes de plus avec calme et gravité. Elle ferma ensuite les yeux. Son corps se relâcha complètement, ses jambes se dérobèrent et elle s’effondra sur le sol.
Ethan n’entendit soudain plus aucun bruit dans le couloir devant sa cellule. Les bruits de pas et de moteur cessèrent. La ventilation murmurait, les tubes au néon bourdonnaient au plafond. Tout le reste n’était que silence.
Cassie se débattit, décocha des coups de pied dans les jambes et des coups de poing dans le visage, s’efforça de s’agripper à quelque chose pour s’extraire de la camionnette. Elle réussit à mettre le nez de Leo en sang — le liquide rouge vif sorti de son enveloppe humaine lui dégoulina sur la lèvre supérieure —, mais il parvint à la plaquer au siège, à se mettre à califourchon sur ses jambes en grognant entre ses dents tachées de sang.
Il était vigoureux. Il referma et verrouilla la portière côté passager. D’une main, il ouvrit la boîte à gants, qui contenait un rouleau d’épais ruban adhésif et un couteau de chasse dans un étui en cuir. Il se servit du ruban adhésif pour immobiliser d’abord les poignets, ensuite les chevilles de Cassie, puis tendit le plus possible la ceinture de sécurité et en entoura l’attache d’une autre longueur de ruban adhésif, ainsi la jeune fille ne pourrait-elle la défaire même si elle arrivait à se libérer les mains.
Elle hurla et cria pendant ces opérations. Mais il était tard et ils se trouvaient au milieu d’un désert d’altitude. Un camion-citerne les croisa pendant qu’elle se débattait — elle vit le mot COPEC en lettres orange passé sur le flanc —, mais il ne s’arrêta pas, ne ralentit même pas.
Une fois Cassie attachée, Leo reprit la route. La jeune fille cessa de hurler pour l’injurier à voix basse. Il ne réagit pas et elle se lassa vite. Elle avait la gorge à vif et la bouche horriblement sèche. Elle essaya de dégager ses mains du ruban adhésif, même si cela lui donnait l’impression de s’arracher la peau des poignets.
« Arrête, dit Leo. Tu vas te faire mal. »
Elle essaya de s’obliger à réfléchir. D’imaginer un moyen de se sortir de ce mauvais pas. De surmonter cette humiliation qui l’étouffait, aussi intense que la puanteur de matière verte. Elle supposa que c’était le père de Leo qui, en enfonçant une aiguille dans le corps de Leo, avait mis au jour la pestilentielle vérité.
Elle aurait dû le savoir. C’était sa faute à elle. Pendant des années, elle était restée à distance prudente des gens, des gens « ordinaires » qui n’avaient jamais vu ce qu’elle avait vu, qui étaient trop sincèrement innocents pour arriver même à rêver à de telles choses. Elle savait ce qui restait tapi dans les ombres du monde.
Mais elle avait fini par baisser la garde. Elle s’était donnée à Leo. Et la chose qu’elle s’était laissé aller à aimer était une monstruosité : non, un monstre au sens propre. Elle ressentit le besoin presque insupportablement impérieux de lui faire du mal ou de s’enfuir, mais parvint à se retenir pour le regarder. Pour regarder son visage, absolument impassible à présent qu’il ne quittait pas la route des yeux. Si la théorie de tante Riss était correcte (et elle l’était, bien entendu), cette créature s’était construite dans le ventre d’une femme ( je ne suis pas la première qu’elle a violentée) en procédant aux ajustements nécessaires pour que son enveloppe humaine ne soit pas une copie parthénogénétique de son hôte, un chromosome ici, un autre là… avec comme résultat final cet objet en apparence masculin, l’architecture et l’aménagement de son crâne, les pommettes hautes, la peau marquée d’acné et les yeux doux dissimulant un dégoûtant noyau de matière verte là où aurait dû se trouver un cerveau ; chaque geste, mot, contact ( elle m’a TOUCHÉE , bon Dieu, J’AI LAISSÉ CETTE CHOSE ME TOUCHER) dicté par les signaux d’une ruche invisible.
« Il faut que je vomisse, réussit-elle à articuler.
— Il faut que tu écoutes ce que je vais te raconter. »
Sa voix semblait différente, à présent. Plus froide, plus plate. Évidemment. Il avait tombé le masque. Ou en avait mis un autre. « JE VAIS VOMIR !
— Eh bien, fais-le. Par terre entre tes jambes. Et tout de suite, parce que si tu continues à me casser les oreilles pour rien, je te bâillonne au scotch. »
Elle vomit sur le sol, non pour lui obéir, mais parce qu’elle ne put s’en empêcher. N’ayant rien mangé depuis un certain temps, elle ne rendit qu’un peu de liquide aigre marron.
Cela l’aida toutefois à mettre de l’ordre dans ses pensées. Elle eut l’impression de flotter un peu au-dessus de son corps endolori.
« Tu sais ce que je suis, dit la chose-Leo. Tu t’attends à ce que je te mente. Mais je n’essaye pas de te convaincre de quoi que ce soit. À ce stade, ce que je veux n’a aucune importance. »
Leo avait été les yeux et les oreilles de l’hypercolonie à l’intérieur de la Correspondence Society, il connaissait même les secrets de Werner Beck. Il aurait pu tuer n’importe lequel d’entre eux, les tuer tous, à n’importe quel moment. Cassie se demanda pourquoi il ne l’avait pas fait.
« Cette camionnette est bourrée d’explosifs industriels. De la dynamite du genre qui sert dans les mines. L’invention de mon père…
— Ce n’est pas ton père. Tu n’as jamais eu de père.
— Son invention est un fantasme inutile, mais la dynamite est bien réelle… Il faut que tu saches t’en servir. Écoute-moi. Je vais te dire à quoi ressemble une amorce, comment la fixer à un bâton de dynamite et comment la mettre à feu. Je n’ai pas le temps de répéter, alors fais bien attention. Il faudra que tu te souviennes de tout.
— Tu dois être cinglé. »
Mais la créature continua à parler.
Cassie avait repéré le couteau, qui ne cessait d’attirer son regard. Un grand couteau d’environ vingt-cinq centimètres dans un étui en cuir. La chose-Leo l’avait glissé sous sa jambe gauche, à un endroit du siège où Cassie aurait eu du mal à l’attraper même avec les mains libres.
La chose-Leo indiqua comment sertir et déclencher un détonateur. Cassie se demanda pourquoi il lui expliquait tout cela.
« Mais faire sauter des explosifs ne suffit pas. Pour qu’ils provoquent vraiment des dégâts, il faut savoir où les poser. Il faut réfléchir aux autres substances incendiaires présentes dans les environs, aux flammes qui vont suivre et à la manière dont ça va brûler. »
Ces affirmations comptaient-elles comme des mensonges ? Parce que les simulacres étaient des menteurs : elle l’avait appris de la Society et c’était implicite dans chacune des pages du livre de son oncle. Enfin, pas exactement des menteurs , la vérité les laissait tout simplement indifférents, ils n’avaient aucune notion de ce que c’était. « Qu’est-ce que tu me demandes de faire sauter ?
— Tu ne serais pas là si tu étais idiote. J’aurais pu prendre Beth, mais tu es plus maline et plus courageuse. Tu crois qu’on va où ? »
Elle sentit monter une nouvelle bouffée de haine brûlante. « Dans ce putain de désert !
— Mais où exactement ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Nous allons aux installations de reproduction. »
L’endroit qu’avait décrit Eugene Dowd. Elle ne s’était pas autorisée à y penser. C’était trop épouvantable. Elle essaya de se défaire de la ceinture de sécurité, de lancer ses mains liées et entravées vers la poignée de la portière.
« Arrête. Calme-toi. Réfléchis, Cassie. Tu te rappelles quand ta tante a parlé de deux types de sims, deux entités qui se disputent le contrôle de l’hypercolonie ? »
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