Paradoxe !
À cause de ce que nous faisions en ce moment même – ou de ce que nous avions déjà fait – ces mots ne seraient jamais prononcés par l’homme dont tout le monde allait entendre la voix : ils auraient été/auront été/seront/avaient été simplement repiqués sur l’enregistrement lui-même, lequel n’avait jamais été effectué, justement à cause ce que nous étions en train de faire ou avions déjà fait.
Examinez soigneusement cette séquence et vous vous rendrez compte que les histoires de cause et d’effet, ça devient franchement de la rigolade. Autant foutre à la poubelle toute théorie rationnelle de l’univers.
Bon. Personnellement, il y a belle lurette que j’ai foutu à la poubelle toutes mes théories rationnelles. Vous pouvez vous raccrocher à ce qui vous plaît.
Mes efforts pour retrouver le paralyseur perdu ne donnaient rien. Je levai les yeux, vis qu’il ne restait plus que nous et gueulai :
« Eh, vous les zombis ! » Ayant attiré leur attention, je poursuivis : « Tout le monde continue de chercher. Mettez-moi ce zinc sens dessus dessous. Tâchez de vous remuer jusqu’à ce que les légumes commencent à arriver et ne vous arrêtez pas pour autant. Je remonte voir ce que je peux faire en aval. »
Je fonçai vers l’avant de l’appareil et… traversai.
Pour atterrir sur le cul au pied de la salle de triage.
Je vis instantanément ce qui s’était passé et me mis à gueuler comme un putois. Ça ne me rapporta pas grand-chose. Sitôt franchie la Porte, tous les blaireaux gueulaient comme des putois.
À l’extrémité ultérieure de la Porte, se trouve en ensemble complexe de rampes capitonnées et sans friction, destinées à recueillir des gens soit inconscients, soit dingues de terreur, pour leur faire dégager le passage en vitesse avant l’arrivée des autres survivants.
De temps en temps, il y a bien quelques os cassés dans l’opération, mais rarement des os importants. C’est une question de minutes. On n’a pas le temps de faire des chichis.
Le système est toutefois conçu pour trier les blaireaux du personnel d’escamotage : les blaireaux, direction la salle de préparation puis les casiers du frigo, les escamoteurs, direction un repos bien mérité. À cet effet, nous sommes tous munis d’une balise radio en opération. Le triage repère son signal. Je savais où était restée la mienne : au vestiaire.
Bon. J’avais donc une occasion de voir comment ça se passait pour les autres. J’aurais pu vivre sans.
Impossible de se raccrocher à quoi que ce soit (d’où le qualificatif : sans friction). Je glissai le long d’une série de goulottes pour atterrir enfin sur une surface horizontale recouverte d’une feuille de plastique qui me collait à la peau.
Tout cela trop vite pour que je saisisse l’enchaînement des événements. À un moment donné, des mains mécaniques m’avaient proprement déculottée et je m’étais retrouvée emballée dans un cocon serré de plastique transparent. J’étais dans une camisole, les bras le long du corps, les pieds joints.
C’est dans cet attirail que je fus propulsée sous une lumière bleue. C’était déjà effrayant pour moi, et encore, moi je savais ce qui se passait. Mon corps était étudié sous toutes les coutures, du squelette à la peau. Le processus prenait en tout deux secondes. Je me retrouvai cataloguée jusqu’à la quatre-vingtième décimale en suite de quoi le Grand Ordinateur entreprit d’éplucher son fichier de légumes, pour voir celui qui correspondrait le mieux. Ça prit environ une picoseconde. À des kilomètres de là, un tiroir de morgue allait s’ouvrir là-bas dans les casiers à légumes. Mon double endormi se verrait alors expédié vers la salle de préparation – subissant une accélération de vingt g en début et en fin de parcours. Vingt g, c’est pas rien, assez en tout cas pour provoquer très rapidement de sérieux dommages cérébraux, mais c’est vraiment s’inquiéter pour pas grand-chose : en comparaison d’un de nos légumes, la première carotte bouillie est un foudre d’intelligence.
Je savais le processus rapide, mais je n’y avais jamais assisté. Pas plus de quelques secondes après que j’eus franchi la Porte, je me retrouvai étendue sur une paillasse. Le légume arriva cinq secondes plus tard et fut déposé sur la paillasse contiguë. J’étais toujours tâtée et sondée par mes bras mécaniques. Quand arriverait l’équipe humaine de préparation, tout serait prêt.
Le cocon de plastique était perméable. Je pouvais respirer au travers, mais pas question de parler. Je restai donc là à poireauter. Je pouvais tout juste tourner la tête pour apercevoir le légume. La ressemblance était excellente : mon double légumineux. Évidemment, sa jambe gauche était vraie et pas la mienne. Je me demandais comment le G.O. allait se tirer de ça.
Je sus.
Une jambe artificielle arriva par un convoyeur au plafond et fut déposée près du légume endormi. Voilà qui allait certainement signifier quelque chose pour l’équipe humaine, laquelle à mon humble avis commençait à se faire sérieusement attendre.
Mais elle arriva en fin de compte, ce qui me fournit l’occasion – bien malgré moi – de comprendre pourquoi les blaireaux sont aussi nerveux après être passés à la préparation.
Ils étaient cinq. Dont un que je connaissais vaguement. Il me regarda sans me voir.
Ils me tâtèrent et me retournèrent. Interrogèrent le terminal de l’ordinateur, se consultèrent en hâte et décidèrent apparemment de refiler à d’autres le problème de la jambe artificielle. Tout ce qu’ils étaient censés faire était de rendre le légume assez ressemblant pour confondre les inspecteurs du F.B.I. de 1955. Je n’étais pour eux qu’un morceau de viande emballé comme un steak surgelé dans un supermarché.
L’équipe travaillait avec une sacrée efficacité : personne ne marchait sur les pieds du voisin, chacun avait ce qu’il lui fallait sous la main. Littéralement : ils n’avaient qu’à tendre le bras à l’aveuglette, c’était là.
Et c’étaient des rapides. Ils tranchèrent la viande du légume et la dégagèrent d’un coup de pied à peine avait-elle touché le sol. Entre-temps, un autre lui arrachait toutes les dents pour leur substituer une nouvelle denture exactement semblable à la mienne. On raccorda la jambe artificielle, on fit sur le corps de mon double quelques estafilades ici et là, aux endroits où ma seconde peau présentait des cicatrices. On lui décolla la peau du visage afin de la remodeler de l’intérieur, avant de refermer le tout et d’appliquer les générateurs de forcement : les plaies se refermèrent sans laisser de marque.
Mais il y en avait d’autres, en revanche, qu’il lui fallait porter. Le seul moyen de créer ces marques était de passer le légume sous un champ de temps comprimé. Aussi, quand tout le monde eut terminé, le légume fut-il branché sur les gros réservoirs de fluide nutritif ; on connecta urètre et anus aux tuyaux de vidange et tout le monde s’écarta.
La même lueur bleue que celle de la Porte entoura le légume. Il se mit à respirer si vite que sa poitrine en devint floue. Ongles et cheveux poussaient à vue d’œil. Le corps consommait les fluides nutritifs à une telle vitesse qu’il fallait une pompe à haut débit et il émettait de l’urine en un flot puisant qui jaillissait dans le réservoir posé par terre. En l’espace de dix secondes, il avait vieilli de six mois. Les plaies avaient cicatrisé normalement.
Là-dessus, ils lui enfilèrent mon jean, lui introduisirent un tuyau dans la bouche et s’apprêtaient à le gaver de nourriture menu-classe-touriste prédigérée lorsqu’une des filles regarda mon visage.
Je veux dire qu’elle me regarda vraiment. Elle m’avait déjà plusieurs fois examinée sans réellement me voir.
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