Pour les Marocains :
Maurice, Roger,
et un jour :
Stefan.
Témoignage de Louise Baltimore.
Le DC-10 n’avait pas une chance. C’était un bon appareil, bien qu’à ce point dans le temps sa réputation fût encore entachée par les controverses résultant des incidents de Paris et Chicago. Mais quand vous perdez cette longueur d’aile, vous n’êtes plus un engin volant, vous êtes un pavé d’aluminium. Car c’est ainsi que le Dix descendit : tout droit, en vrille.
Mais le 747, comme je le disais à Wilbur Wright pas plus tard que l’autre jour, se classe, avec le DC-3 Gooney Bird [1] « Gooney Bird », « albatros » dans l’argot des marins américains, est le sobriquet qu’ils donnèrent au transport de troupes C-47 « skytrain », l’une des multiples versions militaires du Douglas DC-3. Ce surnom lui est resté par la suite « dans le civil. »
et le Fokker-Aérospatiale HST [2] h.s.t. : (sur le modèle de sst) : Hyper Sonic Transport : Appareil de transport hypersonique (vitesse supérieure à mach 3).
, parmi les plus fiables tas de boulons jamais dessinés. Certes celui-ci était sorti de la collision en meilleur état que le DC-10 et il ne fait aucun doute qu’il était mortellement blessé. Mais l’imposant vieux cachalot parvint quand même à rétablir son assiette pour reprendre un vol horizontal et s’y maintenir. Qui sait ce qui aurait pu advenir s’il n’y avait pas eu cette montagne en travers de sa route ?
L’intégrité structurelle de la cellule s’était remarquablement bien maintenue malgré l’impact sur le ventre suivi d’un roulé-boulé, manœuvre que personne chez Boeing n’avait envisagé d’intégrer dans les contraintes de construction. La preuve en était dans le surprenant état de conservation des passagers : près de trente sans un seul membre arraché ! L’appareil n’aurait pas pris feu, on aurait peut-être même retrouvé quelques visages intacts.
J’ai toujours pensé que cela pouvait constituer un fabuleux spectacle à vivre pour ses dernières secondes. Ça vous plairait vraiment mieux de mourir dans votre lit ?
Bon, enfin peut-être. Mourir pour mourir, les deux doivent se valoir.
1. « Un coup de tonnerre »
Témoignage de Bill Smith.
Mon téléphone se mit à sonner tout juste avant une heure du matin, le 10 décembre.
Je pourrais très bien en rester là, dire simplement que mon téléphone se mit à sonner, mais cela ne traduirait guère l’ampleur véritable de l’événement.
J’ai dépensé un jour sept cents dollars dans un réveil. Ce n’était pas un réveil quand je l’ai acheté et c’était devenu beaucoup plus, une fois l’objet passé entre mes mains. Le cœur de la chose était une sirène d’alerte aérienne en provenance d’un surplus de la Seconde Guerre mondiale. J’y avais ajouté quelques bricoles par-ci par-là et, au terme de l’opération, l’engin pouvait constituer un dangereux rival au séisme de San Francisco comme méthode pour vous sortir du lit.
Ultérieurement, je décidai de raccorder mon second téléphone à cet engin d’apocalypse.
J’avais pris une seconde ligne le jour où je m’étais surpris à sursauter chaque fois que sonnait la première. Six personnes seulement au bureau connaissaient mon nouveau numéro, ce qui résolut radicalement deux problèmes : je cessai de sursauter aux sonneries de téléphone, et je ne fus plus jamais réveillé par quelqu’un venu sonner à ma porte pour m’annoncer que l’alarme avait été déclenchée, qu’on m’avait appelé et que faute de réponse de ma part on en avait envoyé un autre à ma place.
Je fais partie de ces gens qui dorment comme des souches. Depuis toujours ; ma mère devait me faire tomber du lit pour m’expédier à l’école. Même dans l’aéronavale, quand tout le monde à bord passait des nuits blanches à songer à la perspective du pont d’envol le lendemain, moi je pouvais passer la nuit à scier des bûches jusqu’à ce que le commandant vienne en personne me secouer les puces.
Et puis, il faut dire aussi que je bois pas mal.
Vous savez ce que c’est : au début, c’est uniquement lors des soirées ; puis on passe à deux verres à la fin de la journée. Après le divorce, je me suis mis à boire tout seul parce que, pour la première fois de mon existence, j’avais du mal à trouver le sommeil. Et tout en sachant très bien que c’en est un des symptômes, j’étais quand même à des lieues de l’alcoolisme.
Mais bientôt le pli était pris : j’arrivais en retard au bureau et je compris alors que j’avais tout intérêt à rectifier le tir avant que quelqu’un au-dessus de moi n’en prenne l’initiative à ma place. Tom Stanley me recommandait d’aller consulter, quant à moi je constatais que mon réveil marchait toujours aussi bien. On trouve toujours moyen de résoudre ses problèmes pour peu qu’on ait pris le temps de les examiner pour voir ce qu’on peut y faire.
Par exemple, quand j’ai découvert que trois matins de suite je m’étais rendormi après avoir coupé mon nouveau réveil, je suis allé installer son interrupteur dans la cuisine tout en le connectant à la cafetière électrique. Une fois que vous avez ouvert l’œil et que le café est sur le feu, il est trop tard pour vous rendormir.
Ça les a bien tous fait rigoler au bureau. Tout le monde trouvait ça très malin. Bon, d’accord, peut-être que les rats qui trottent dans les labyrinthes sont malins eux aussi. Et peut-être que vous êtes parfaitement adaptés, vous, pas un pignon qui grince, pas un ressort qui soit trop bandé et si c’est le cas, je ne veux pas en entendre parler. Allez le dire à votre analyste.
Donc, mon téléphone sonna.
Je m’assis sur mon lit, regardai autour de moi, découvris qu’il faisait encore nuit et sus aussitôt que c’était mal barré pour une nouvelle journée de routine au bureau. Puis je saisis le combiné avant que la sonnerie ne décolle le papier peint des murs.
Je suppose qu’il me fallut un certain temps pour le porter à l’oreille. Il y avait eu quelques verres pas bien longtemps auparavant et je ne suis pas au mieux de ma forme au saut du lit, même pour un appel d’urgence. J’entendis un silence sifflant puis une voix hésitante : « Monsieur Smith ? » c’était la standardiste du bureau, une femme que je ne connaissais pas.
« Ouais, vous l’avez.
— Ne quittez pas. Je vous passe M. Petcher. »
Puis même le sifflement disparut et je me retrouvai dans cette version XXe siècle du purgatoire, condamné à rester « pendu au téléphone » sans avoir eu la moindre occasion de protester.
À vrai dire, ça m’était égal : au contraire, ça me donnait l’occasion de me réveiller. Je bâillai, me grattai, chaussai mes lunettes et lorgnai l’organigramme collé au mur au-dessus de ma table de nuit. Voilà, il était là, C. Gordon Petcher, juste en dessous du président et de la mention « Équipe d’intervention/Personne à prévenir dans tous les cas d’accident catastrophique ». Le roulement est changé tous les jeudis à l’issue de la journée de travail. Le seul nom à apparaître sur tous les tableaux de roulement est celui de Roger Ryan, le président. Quoi qu’il arrive, quelle que soit l’heure du jour, Ryan est le premier à l’apprendre.
Mon propre nom apparaissait un peu plus bas sur la liste, en regard de l’intitulé : « Officier de Permanence Aviation/R.D.E. » suivi de mon numéro de radio-signal et de mon second numéro de téléphone personnel ; au fait, la mention R.D.E., ce n’est pas un titre universitaire, ça veut simplement dire : Responsable De l’Enquête.
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