— La ferme. C’est grave ?
— Terrible.
— Quand est-ce que… je dispose de combien de temps ?
— Au sens philosophique ou pratique de la question ? Tu n’as pas le temps. Tu aurais déjà dû y être depuis une demi-heure. »
S’il avait dit un quart d’heure, je crois bien que j’y serais arrivée.
J’enfilai une paire de pseudo-jeans XXe. Un arrêt dans la salle de bains, juste le temps de me décrasser les dents, de me choisir des cheveux (blonds, ce coup-ci) et de voir si j’avais les yeux en face des trous. Disons cinq secondes pour les dents et les cheveux, six devant le miroir. C’était une extravagante perte de temps, mais j’adore les miroirs. Ils mentent d’une manière si attrayante, de nos jours. Jolie petite tricheuse, va ! Je m’adressai un sourire. C’était bien la dernière fois de la journée sans doute que j’en aurais l’occasion.
Puis je fus dehors, bousculant au passage mon Sherman qui en renversa le plateau du petit déjeuner.
Je dévalai l’entrée pieds nus à toute vitesse, dégringolai par le tube et me précipitai vers le trottoir roulant que je pris également au pas de charge, bousculant au passage les drones les moins réveillés. Parvenue enfin aux capsules, je m’engouffrai dans le premier tube libre, composai le code de la porte, me rencognai dans le capitonnage du siège en prenant une profonde inspiration. La capsule nous propulsa au-dessus de la cité, comme un bouchon, direction le terrain central.
Plus vite : je ne peux pas. Je me relaxai, regardant sans trop les voir les édifices qui glissaient au-dessous de moi. Ce n’est pas avant cet instant qu’il me revint que c’était aujourd’hui le jour. Un de mes messages devait m’attendre à la poste.
Je consultai ma Bulova pour dames et fronçai les sourcils : il me restait encore plusieurs heures avant de pouvoir ouvrir la capsule temporelle. Ce qui signifiait qu’elle avait peu de chances de porter sur la présente crise, quelle que soit celle-ci. Rares sont avec la Porte les crises à ne pas être résolues dans les deux ou trois heures.
Ce qui signifiait donc que je pouvais m’attendre à une nouvelle crise avant la fin de la journée.
Il y a des jours, je me demande pourquoi je me lève.
Acquise par les champs ralentisseurs, ma capsule se posa. Sitôt décapsulée, je me précipitai à l’intérieur du complexe de la Porte et descendis le corridor menant au p.c. des opérations. Les gnomes étaient assis, baignés par la lumière bleu et vert de leurs consoles. L’ensemble occupait une gigantesque galerie en fer à cheval qui dominait le niveau inférieur. Le centre d’opérations était entièrement vitré pour l’isoler des bruits de l’activité se déroulant en dessous.
Dieu, ce que je peux détester les gnomes. Chaque fois que j’entre au centre des opérations, je peux sentir leur odeur de putréfaction. C’est absurde, bien entendu : ce que je sens, c’est l’odeur de ma propre peur. Encore un an peut-être, et moi aussi je serai rivée derrière une console. Intégrée à la console. Vidée de tous mes boyaux pour ne conserver de mon corps que le masque. Je suis déjà à vingt pour cent de l’ersatz. Eux le sont à plus de quatre-vingts pour cent.
Qu’ils aillent se faire foutre.
J’eus droit à quelques regards de mépris. Les ambulants, ils ne les portent pas non plus dans leur cœur.
Il y avait du neuf derrière la console du contrôleur des opérations. C’était Lawrence Calcutta-Benarès. Hier encore, il avait un siège d’adjoint et cinq ans plutôt, il était mon chef de groupe. À quoi bon lui demander des nouvelles de Marybeth Metz. Vole le temps…
Non, je lui dis : « Qu’est-ce qui se passe ?
— Nous avons eu l’indice qu’il y a un twonky qui se développerait », me répondit-il avec sa grammaire déplorable. Un twonky, c’est un objet anachronique quelconque laissé derrière nous au cours d’une opération d’escamotage, mais peu à peu les gens s’étaient mis à utiliser le terme pour embrasser l’ensemble de la situation paradoxale que ledit objet tendait à engendrer.
« Désolé de t’avoir réveillée, poursuivit-il. Mais on a pensé qu’il valait mieux te prévenir. » Une honte de voir un bon chef d’équipe dégénérer ainsi en ramolli du ciboulot : J’avais depuis belle lurette pris en main la situation et lui restait planté là, à essayer bêtement de lier conversation.
« Peu après l’alerte au twonky, l’une de tes filles a perdu son paralyseur dans l’avion…
— Lawrence, est-ce que tu comptes passer trois jours à me distiller ton histoire goutte à goutte ou est-ce que tu veux bien tout me dire et tâcher de me laisser enfin y faire quelque chose ? » Et cesse un peu de gâtifier, vieux sac à merde.
Ça, je n’avais pas besoin de le dire à haute voix. Il avait pigé. Je vis son prétendu visage se figer. Le pauvre type voulait simplement bavarder. Il croyait encore être mon ami. Eh bien, compte là-dessus. C’était son premier jour de contact direct avec les ambulants et il était plus que temps pour lui de découvrir l’état de mes sentiments naturels. Je n’ai pas accepté ce boulot pour gagner le prix de camaraderie.
Il redevint service-service, ce qui correspondait exactement à mes désirs.
« L’escamotage a lieu au-dessus de l’Arizona en 1955. Un Lockheed Constellation. Il lui reste encore une vingtaine de minutes, temps local, avant de perdre une bonne partie de son aile droite. Toute l’équipe est encore à bord. Ils sont en train de rechercher l’arme tout en essayant simultanément d’achever l’escamotage. Les indications des scanneurs sont imprécises. On ne peut pas encore dire si tu la retrouveras. Ça se pourrait. » Un instant, je songeai aux inévitables blagues politiques de circonstance que pouvait entraîner la perte de l’aile droite en Arizona puis j’écartai ces divagations de mon esprit : « Alors, passe-moi la passerelle. J’y retourne. »
Il ne discuta pas ; il aurait pu. Cela constitue une infraction à la sécurité temporelle d’expédier un individu qui ne remplace pas quelqu’un d’autre. Mais je crois bien qu’il n’aurait même pas tiqué si j’étais descendue là-bas pour m’y acheter un bout de terrain. En tout cas, il transmit l’ordre. L’un de ses sous-fifres scorbutiques tripota ses boutons et bientôt la passerelle s’ouvrit révélant en dessous l’aire de réception. Je fonçai et débouchai dans la salle, dix mètres au-dessus d’un concert de hurlements, de cris et de jurons émis par les passagers déjà arrivés de l’an 1955. Ce devait être ceux de première. Il y a dans leurs cris un accent d’indignation bien particulier. Ils avaient payé un supplément et maintenant : ça ? Je peux te dire que mon député va m’entendre, Cecily, ça oui.
Je marquai le pas à l’extrémité de la passerelle, là où elle touchait l’étroite bande de planches qui délimite la partie contemporaine de la Porte. Je le fais toujours. J’ai franchi ce foutu machin peut-être un millier de fois, mais ce n’est pas le genre de chose qu’on accomplit à la légère. Là-bas, au-dessous de moi, quelqu’un était en train d’exiger de parler à l’hôtesse. Sans blague. Vraiment.
Le pauvre gars s’imaginait qu’il avait des problèmes.
Au XXe siècle, les gens avaient coutume de sauter des avions simplement munis d’une voiture en soie pliée dans un sac attaché sur leur dos. On appelait cette voiture un parachute et son rôle était – en théorie – de ralentir la chute de son porteur. Les gens pratiquaient ça par plaisir. Une distraction qu’ils baptisaient saut en chute libre. Terme on ne peut mieux choisi.
Chercher à comprendre comment un ndividu qui pouvait espérer vivre soixante-dix ans pouvait s’amuser à prendre ce genre de risque – avec un corps que la médecine de l’époque ne pouvait qu’imparfaitement voire pas du tout réparer –, comprendre comment, néanmoins, ils étaient capables d’accomplir ce premier pas hors de la porte de la carlingue, voilà qui m’aida quelque peu à franchir moi-même la Porte. Non pas que j’eusse jamais compris pourquoi ces gens-là sautaient : les vingtièmes n’ont pas plus de cervelle qu’une truie, c’est bien connu. Mais même eux, ils n’y prenaient pas particulièrement plaisir. Ce qu’ils faisaient en réalité, c’était sublimer la peur universelle du vide en la transférant dans une autre partie du cerveau : celle qui rit. Le rire traduit la suppression d’un mécanisme de défense. Ils supprimaient tellement bien leur peur du vide qu’ils en étaient parvenus à se persuader que sauter d’un avion c’est le pied.
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