« Monsieur Smith ? Je suis Kevin Briley. Roger Keane a dit que je devais vous conduire au site du mont Diablo sitôt que vous seriez arrivé.
— Ça va, Briley. » Je devais crier pour couvrir le fracas du rotor : « Un : dorénavant, ici, c’est moi le patron, pas Keane. Deux : j’ai dit que je voulais qu’on applique les consignes de sécurité, ce qui dans mon esprit signifiait écarter de nos jambes les journaleux jusqu’à ce qu’on ait quelque chose à leur dire. Vous vous êtes démerdé comme un manche. Donc trois : vous restez ici. Je ne sais pas qui dirige cet aéroport, mais je veux que vous alliez lui dire deux mots ; ensuite, vous allez me contacter Sarah Hacker, chez United, et quelqu’un de la PanAm à New York pour leur dire ce qu’il vous faut, à savoir un lieu de réunion quelconque dans le bâtiment de l’aérogare, un bout de hangar quelque part pour y entreposer ce qui restera des deux appareils et pour terminer un coin où caser ces vautours, que je ne les aie plus au cul ! Et puis, tant que vous y serez, tâchez de nous trouver quelques chambres d’hôtel, de louer une ou deux voitures… merde, Briley, voyez ça avec Sarah Hacker. Elle saura ce qu’il faut faire. Elle connaît la chanson.
— Pas moi, monsieur Smith. » Briley réussissait à avoir l’air à la fois hargneux et chagriné. « Qu’est-ce qu’il faut que je raconte aux journalistes ? Ils veulent savoir quand ils peuvent espérer une conférence de presse.
— Annoncez-la pour midi aujourd’hui. Je doute fort qu’il y en ait une à cette heure-là, mais dites-leur toujours. Et vous savez quoi ? Attendez-vous à les entendre quand elle sera retardée. » Je le lorgnai en rigolant et il parvint à me rendre un sourire las avant de hausser les épaules. Lui, il était parti pour me détester ; peut-être. Peut-être aussi s’en tirerait-il parfaitement, pour le seul plaisir de me faire bisquer. Peu importait. Il descendit et l’on referma la porte coulissante. Presque aussitôt le pilote nous fit décoller. Je regardai autour de moi. C’était un bon vieux Huey de l’armée piloté par un militaire. Des appareils extra, même s’ils ont tendance à être remplis de courants d’air. Le pilote portait des galons de sergent. Je lui demandai quel était l’écart entre les deux épaves.
« Environ vingt milles, monsieur, me répondit-il.
— Vous savez sur quel site se trouve Roger Keane ? C’est le type de…
— Je le connais, monsieur. Je viens juste de le déposer au mont Diablo. Il m’a dit que je devais vous y conduire aussi.
— Parfait. Comment est le terrain ?
— Boueux. Il a arrêté de pleuvoir il y a une demi-heure à peu près. Les camions ont un mal fou à y grimper, il n’y a que des pistes coupe-feu, là-haut. »
Quand je m’aperçus que le DC-10 n’était pas trop à l’écart de notre itinéraire vers l’épave du 747, je demandai au sergent de faire un détour pour le survoler. Ça n’était pas dur à trouver : le DC-10 avait touché le sol à huit cents mètres environ au nord de l’Interstate 580, non loin de Livermore. Apparemment en rase campagne, on voyait clignoter des centaines de gyrophares rouge et bleu. Quelques flammes étaient encore visibles, mais le kérosène avait déjà entièrement brûlé et avec le sol détrempé ça n’allait pas être un problème. Tous les points lumineux étaient plus ou moins centrés autour d’une zone sombre, circulaire.
Évidemment, je savais à quoi m’attendre, mais, quelque part au fond de moi, je reste toujours surpris, je me pose toujours la même stupide question : j’étais venu examiner le site d’écrasement d’un avion, mais où diable était-il donc, cet avion ?
Le pilote nous fit descendre en surveillant du coin de l’œil avec nervosité le ballet de myriades de lumières des autres appareils qui volaient, se posaient et décollaient dans les parages. Et pourtant, toujours pas trace de l’avion. Il y avait des projecteurs, en dessous. Tout ce qu’ils dévoilaient, c’était le sol labouré et jonché d’un éparpillement indistinct de confettis, objets informes dont aucun apparemment n’était plus gros qu’un enjoliveur de roue ou une portière de voiture.
Le spectacle me mit mal à l’aise. En partie, à cause de l’aspect inaccoutumé du site ; en général, l’empreinte au sol forme un long sillage au long duquel on peut retrouver quelques fragments reconnaissables – certains même d’assez bonne taille : nacelles de réacteurs, morceaux d’aile, portions de fuselage. L’impact laissé au sol par le vol United 35 ressemblait fort à celui d’une balle sur une glace épaisse : un cratère étoilé.
Le vol 35 s’était littéralement écrabouillé au sol.
Témoignage de Louise Baltimore.
Raconte tout, qu’il m’a dit :
Parfait, mais par où commencer ? L’ordre des événements n’est, au mieux, qu’une fiction bien pratique. Vues sous un autre angle, les choses se sont produites de manière très différente. J’entends d’ici l’univers se fiche de moi, de mes vaines tentatives pour envisager un début. Et pourtant, même nous, pauvres bestioles mutantes hautement évoluées descendues de la dix-septième dimension, nous ne sommes en fin de compte que des singes du temps, collés à lui et vivant dans un éternel présent. Peu importe le nombre de nœuds que je puisse faire à ma ligne de vie, je continue de la descendre selon la bonne vieille méthode : dans une seule et même direction, seconde après seconde, même si elles sont subjectives.
Vue dans cette perspective, l’histoire commence ainsi :
Je fus réveillée en sursaut par l’alarme silencieuse qui m’ébranlait le crâne et refuserait de s’arrêter tant que je resterais allongée. Je m’assis.
Mes matins étaient devenus à la fois meilleurs et pires qu’avant. Meilleurs parce qu’il ne m’en reste plus tant que ça et que j’en apprécie d’autant mieux chaque nouveau. Pires parce que ça devenait dur de sortir du lit.
Ça aurait été plus facile si je m’étais laissée aller à dormir branchée. Mais on commence par là et avant de s’en apercevoir, on se retrouve branché à tout un tas de trucs qu’on n’avait pas cherchés. Raison de mon abstention. À la place, j’ai posé la console du revitaliseur tout à l’autre bout de ma chambre, histoire de me forcer à accomplir cette longue marche chaque matin.
Dix mètres.
Cette fois, j’ai parcouru les deux derniers sur les mains et les genoux. Et c’est assise par terre que j’ai branché le tube de circulation dans ma prise ombilicale.
Ça vaut presque le déplacement : j’avais eu jusque-là l’impression de m’être ratatinée à l’intérieur de ma seconde peau. Et puis la coco a atteint mon cœur et alors là, j’ai quasiment explosé. Je pouvais sentir le picotement descendre le long de mes membres. La gadoue qui me tient lieu de sang était en train de se faire remplacer par un truc composé pour moitié de flurocarbones et pour moitié de gnôle. Je vous garantis que ça vous décrasse les boyaux de la tête.
Je lançai : « Écoute, connard…»
Et le Grand Ordinateur répondit : « Ouais, quoi encore ? »
Pas de flagornerie servo-maniérée, avec moi. En choisissant mon code d’accès, j’avais désiré avoir l’impression de discuter avec quelque chose d’aussi mal luné que moi. Tous les gens de ma connaissance aiment à entendre le G.O. leur parler soit comme une réceptionniste soit avec la voix de baryton d’un Jéhovah sur grand écran. Pas moi. Il me plaît que le G.O. donne tout juste l’air de me supporter.
« Pourquoi que tu m’as sortie du lit ? Tu me dois encore trois heures de sommeil.
— Un problème est apparu lors d’une opération en cours. Comme tu es chef des opérations de l’équipe d’escamotage, quelqu’un à la Porte a eu l’idée stupide d’imaginer que tu pourrais les aider à régler ça. Nul doute qu’il avait tort, à en juger par…
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