La pire éventualité ? S’il avait fallu ramener avec nous Pinky pour des raisons temporelles, Lilly l’aurait collée au mur pour l’abattre. Et ce serait sans doute suicidée ensuite. J’ai déjà eu un chef d’équipe qui l’a fait.
Personne n’a jamais dit que c’était un boulot facile.
Cette fois ; je pris la bonne sortie. Je n’avais toujours pas mon bruiteur, mais le p.c. opérations était au courant à présent et ils savaient que plus personne en dehors de notre équipe ne traverserait la Porte jusqu’à ce qu’ils la referment pour de bon. Ce qu’ils s’apprêtaient d’ailleurs à faire.
Tout le monde se retrouva sur les coussins de la zone de récupération. Des toubibs attendaient, prêts à intervenir, comme autant de pompiers alignés au bord d’une piste d’atterrissage. Par signes de la main, tout le monde indiqua que ça allait bien – excepté une des filles qui réclama une civière.
Il est de tradition de rester simplement allongé cinq ou dix minutes. Nos portapaks étaient automatiquement revenus à la normale sitôt repassé la Porte. Si bien que notre accès de frénésie hystérique se dissipa rapidement. Derrière réapparaissait l’épuisement tant physique que mental qu’avait masqué la drogue.
Mais il fallait que je me lève.
« L’heure de la récompense », dis-je tout en m’emparant de l’arme de Lilly avant de me diriger vers la salle de contrôle. « Une heure plein pot. Réglez-vous les filles.
— À tout à l’heure en réa, Louise ! » cria l’une d’elles, en tournant le cadran du portapak attaché à son poignet.
« Vous direz à ma chère maman que je suis morte avec le sourire », lança une autre.
Je courus vers le centre d’opérations retrouver Lawrence. Il épluchait la liste de contrôle préalable à la coupure de la Porte.
« Une de mes filles est encore à bord de cet avion. Je veux que tu me gardes cette Porte bloquée dessus jusqu’à ce qu’il ait effectivement percuté le sol du désert.
— Hors de question, Louise.
— Une de mes filles est encore à bord, Larry. Qu’elle parvienne à récupérer son arme et elle peut encore revenir ici.
— Est-ce que tu te rends compte des problèmes que nous avons déjà à maintenir la Porte accordée sur un appareil en vol horizontal et régulier ? Est-ce que tu as la moindre idée de l’accroissement exponentiel de leur complexité dès lors que cet avion se met à tourner et basculer en dégringolant ? C’est impossible. »
Il y a trois positions sur un paralyseur. La première endort. La seconde provoque une décharge douloureuse. Je repoussai délibérément le curseur de l’arme de Lilly jusqu’au dernier cran. Puis posai le canon contre sa tempe.
« Une de mes filles est encore à bord de cet avion, Larry. Je ne le redirai pas une quatrième fois. »
Il réussit à deux reprises à refaire coïncider la Porte avec l’avion, la première fois pendant deux secondes. La seconde presque cinq. Pinky ne reparut pas.
Et puis merde. Il fallait bien que j’essaie.
Assise par terre à côté de sa console, j’ai regardé Larry superviser la manœuvre de coupure de l’alimentation : Je lui demandai s’il avait des sèches et il me lança un paquet de Lucky Strike verte. J’en allumai trois.
Quand il eut terminé, je retournai l’arme et la lui offris, canon en avant.
« Pour moi ? » Il la prit, la soupesa.
« Tu peux en faire ce que tu veux. »
Il me la braqua sur le front. Je tirai une nouvelle bouffée et attendis. Du bout du canon, il écarta les cheveux de mes yeux puis me relança l’arme.
« Ce n’est pas ton problème, pour l’instant ?
— Non, franchement non.
— Alors, ça m’ôterait tout le plaisir. » Il croisa les bras et se radossa. Enfin, pas vraiment : il n’avait pas exactement une chaise ; il était plus ou moins encastré dedans.
Ses yeux s’allumèrent :
« J’attendrai que pour toi, ça baigne ; et la prochaine fois que je te vois sourire, tu y as droit. »
Le vicelard. Eh bien, j’ai souri, mais il n’a pas réclamé le pistolet.
« Larry, je suis désolée. »
Il me regarda. Nous avions été amants un certain temps, avant qu’il soit trop délabré pour se mouvoir tout seul. Il connaissait mon opinion à l’égard des excuses.
« Ça va. C’est aussi de ma faute. Les esprits ont tendance à s’échauffer lors d’une opération.
— Non, pas possible.
— Oublié ?
— Jusqu’à la prochaine fois.
— Bien sûr. »
Je le regardai et ressentis un profond regret pour ce qui avait été naguère. Non, disons les choses brutalement : pour ce que j’allais devenir un jour. Un jour très prochain.
Larry avait décidé d’assumer totalement son statut de gnome. La plupart de ses semblables derrière les autres consoles ressemblaient à n’importe qui, hormis les épaisses tresses de câbles qui leur sortaient du dos. Ces câbles couraient sous leur chaise et s’enfonçaient dans le plancher pour aller se raccorder aux centaines de volumineuses machines installées au sous-sol.
Larry n’avait vu aucun intérêt à vivre au bout d’une laisse. S’il était incapable de quitter le bâtiment, à quoi bon dans ce cas des jambes factices ? Aussi, la chaise de Larry faisait-elle partie intégrante de Larry. Elle n’avait pas de dossier. Disons qu’il avait poussé dessus, plante posée devant sa console. Bizarre pièce d’échecs.
Au-dessus de la taille, il ressemblait à un être humain normal. Je savais que c’était en grande partie une illusion. Même du temps où je l’avais connu, il n’avait plus qu’un bras à lui. Et la seule fois où j’avais pu voir son visage sans masque, c’était vraiment n’importe quoi : plus de nez, les lèvres bouffées, une seule oreille. J’ignorais quelle maladie il avait eue. Ça ne se demande pas. J’ignorais quelles parties de son corps étaient réellement organiques. Guère plus que le cerveau, sans doute. Ça non plus, ça ne se demande pas.
Personne à part moi, mon médecin et Sherman ne sait lesquels de mes organes et de mes membres sont réellement les miens et je suis très contente de laisser les choses telles quelles. Ça doit m’importer, sinon je ne vivrais pas sous le masque de cette seconde peau, à jouer les sosies d’une vedette de cinéma de l’an 2034. C’est vrai : le moi que tout le monde connaît est calqué, jusqu’à la dernière tache de rousseur, sur une reine de beauté escamotée lors d’un attentat terroriste.
Assise là en compagnie de Lany, lors d’un de mes rares moments de calme, je compris brusquement que lorsque je serai devenue incapable de supporter mes prothèses, je n’aurai plus qu’à le copier. Alors adieu le temps des mensonges de la séduction. L’heure serait venue de me voir enfin telle que je suis, de voir ce que nous représentons tous en réalité, ici, au sein de cet avenir radieux :
Les Derniers Âges.
Je me levai et quittai lentement le centre de contrôle. Je trouvai quelques vêtements, m’habillai, et pris un petit déjeuner au distributeur dans les vestiaires de l’équipe d’escamotage, assise, méditative. Je me rendis compte que la journée ne faisait que commencer.
Jusqu’à présent, elle avait été tout ce qu’il y a de plus typique.
Témoignage de Bill Smith.
Le pilote de l’hélico m’apprit que Roger Keane avait déjà passé trois heures sur le site du DC-10.
Je ne savais plus très bien quoi décider. Nous avions deux gros appareils séparés de trente kilomètres et sept personnes pour commencer l’enquête. Et ce que je voyais en dessous de moi n’était guère encourageant. Faute de meilleures indications, je me retournai vers mon équipe pour mettre la décision aux voix.
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