Et pourquoi s’en étonnerait-on ? Rien n’attire plus la foule qu’une grande catastrophe. Si un carambolage sur l’autoroute c’est le pied, alors, pensez, un accident d’avion, ce devrait être le super pied d’acier.
Les catastrophes aériennes, c’est comme les cyclones. Elles vous jouent des tours macabres. Ainsi, j’ai vu plusieurs têtes intactes, pendues à des branches d’arbre, à hauteur d’œil. Des fois, on retrouve deux mains serrées ensemble, celles d’un homme et d’une femme, d’une mère et d’un enfant. Rien que les mains ; le reste du corps a été propulsé quelque part ailleurs.
Je portai les yeux dans la direction où regardait Tom quand il était devenu vert : il y avait un bras de femme, sectionné bien proprement. Le tour qu’avait joué l’accident avec ce bras, ça avait été de le disposer sur le sol, la paume levée, les doigts repliés en un geste d’invite, tu-viens-chéri. L’annulaire portait une alliance. Dans un autre contexte, un tel geste eût été sexy et je suppose que c’est cela qui avait fait craquer Tom. J’allais faire comme lui dans une minute si je ne détournais pas les yeux – alors j’ai regardé ailleurs.
Roger Keane est le type idéal pour diriger le bureau de Los Angeles du N.T.S.B. Il a des faux airs de Cary Grant jeune, avec juste une touche de gris dans les cheveux et il achète ses costumes à Beverly Hill. Ce n’est pas le gars à se salir les mains aussi ne fus-je pas surpris de le trouver sous le feu des projecteurs, à superviser l’équipe qui avait acrobatiquement escaladé le reste de l’empennage, muni de chalumeaux, pour récupérer les enregistreurs de vol. Il avait les mains profondément enfouies dans les poches de sa gabardine, le col relevé, un cigare non allumé fiché entre les dents. J’eus l’impression que le plus gros problème auquel il se trouvait confronté dans ce paysage de carnage était qu’il n’osait pas allumer son cigare avec toutes les vapeurs de kérosène qui stagnaient encore dans l’atmosphère.
Il nous salua. Tom et moi, et l’on commença par échanger des plaisanteries polies. Vous n’imaginez pas à quel point ça peut aider. Je me soupçonne d’être capable de mener un simulacre raisonnable de conversation mondaine au beau milieu d’un champ de bataille.
Là-dessus, il nous emmena pour la visite guidée. Il en avait pris des airs de propriétaire : ce site était devenu le sien, pour le meilleur ou pour le pire, et tant qu’il ne m’aurait pas révélé ce qu’il avait découvert, c’était un peu le cas, en un sens. Ce qui ne veut pas dire qu’il était ravi par ce qu’il avait trouvé. Il faisait plutôt grise mine, comme nous tous, prenant sans doute les choses d’autant plus mal qu’il y était peu accoutumé.
Nous voilà donc parcourant les décombres comme trois touristes solennels, nous arrêtant de temps à autre pour tâcher de deviner à quoi pouvaient bien correspondre certains des plus gros débris.
Les seules choses vraiment importantes pour moi étaient le C.V.R. [5] C.V.R. : Cockpit Voice Recorder : « Enregistreur de conversations (dans le poste de pilotage). » Il forme la première partie de la fameuse « botte noire » ; parfois couplée avec la seconde destinée, elle, à enregistrer les données (voir F.D.R.).
et F.D.R. [6] F.D.R. : Flight Data Recorder : « Enregistreur (de données) de vol. » « Boîte noire » d’ailleurs de couleur orange, placée dans la queue de l’appareil et qui enregistre en continu et automatiquement un certain nombre de paramètres de vol et de navigation.
Les fameuses boîtes noires. Enfin, on arriva à la queue. Juste à temps pour voir le C.V.R., l’enregistreur de conversations dégagé et descendu avec force précautions. Roger avait l’air content.
Moi aussi, mais l’autre appareil est encore plus important. L’enregistreur de données de vol est dans les appareils récents un sacré morceau d’équipement. Les anciens n’enregistraient que six variables – des trucs comme la vitesse de l’air, l’orientation du compas, l’altitude. Les mesures étaient inscrites par des aiguilles sur des rouleaux de feuilles métalliques. Ce 747 était équipé de l’un des derniers modèles de F.D.R. qui enregistrait quarante paramètres différents sur bande magnétique. Ce truc allait tout nous dire – de l’attitude des ailerons au régime des moteurs et à leur température. Les nouveaux F.D.R. représentaient un énorme progrès sauf sur un seul point : ils n’étaient pas tout à fait aussi résistants que les vieux enregistreurs à rouleaux métalliques.
Nous restâmes, Tom et moi, jusqu’à ce que les ouvriers aient dégagé le second enregistreur afin de le rapporter nous-mêmes. Roger ne se proposa pas pour nous aider, mais je ne l’avais pas escompté. L’hélico revint nous prendre pour aller nous déposer sur le second site.
Le soleil se levait lorsque nous revînmes à l’aéroport.
Cette fois, on rentra par la petite porte et le service de sécurité parvint à éloigner les journalistes. On nous mena vers les salles que l’aéroport d’Oakland avait pu nous dégager. Il y en avait une, la plus petite, pour les huiles – moi et mon équipe – une autre, moyenne, pour les réunions nocturnes destinée aux rencontres et échanges de vues entre toutes les personnes que nous avions réunies dans le cadre de l’enquêteur et une grande salle enfin, destinée aux conférences de presse. Ce dernier point était pour l’heure le cadet de mes soucis. Normalement, C. Gordon Petcher serait de retour avant longtemps et c’était son boulot. C’était sa tronche photogénique que tout le monde verrait apparaître sur les petits écrans aux infos de six heures, et pas ma gueule livide et mal rasée.
À la sortie de l’aérogare, je fis la connaissance des agents de liaison d’United et de la PanAm, des représentants de la direction de l’aéroport et retrouvai de nouveau Kevin Briley. Il me semblait beaucoup plus réjoui que lors de notre première rencontre. Il fit tomber un jeu de clés dans ma paume.
« Celles-ci, c’est votre voiture, celle-là, votre chambre d’hôtel. La voiture est sur le parking Hertz et la chambre au Holiday Inn à quinze cents mètres d’ici. Vous prenez la bretelle de sortie de l’aérogare et…
— Merde, je sais trouver un Holiday Inn, Briley. On ne peut pas dire exactement qu’ils les cachent. Vous avez fait du bon boulot. Désolé de vous avoir ainsi sauté sur le râble. »
Il consulta sa montre.
« Il est 7 h 15. J’ai dit aux journalistes que vous leur parleriez à midi.
— Moi ? Bordel, c’est pas mon boulot. Où est Gordy ? »
Il ignorait manifestement de qui je voulais parler.
« C. Gordon Petcher. » Toujours pas de réaction. « Du Conseil. Vous savez, le Conseil national sur la sécurité des…
— Oh ! bien sûr, bien sûr. » Il se massa le front et je crois bien qu’il vacilla légèrement. Je me rendis compte que le mec était au moins aussi crevé que moi. Probablement plus ; j’avais quand même eu quelques heures de sommeil à la maison, j’avais dormi un peu dans l’avion. Le crash s’était produit pour lui à 21 h 11, et donc il avait dû passer une nuit blanche.
« Il a appelé, dit Briley. Il ne sera pas ici avant tard dans la soirée. Il a dit que vous vous occupiez de la conférence de presse de midi.
— Il a dit… tu parles si je vais m’en occuper. J’ai un putain de boulot à faire, moi, Briley. Je n’ai pas le temps de faire risette devant leurs putains de caméras. » Je me rendis compte que je gueulais de nouveau sur ce pauvre diable quand j’aurais dû engueuler Petcher. « Désolé. Écoutez, tâchez de l’avoir au téléphone et dites-lui qu’il ferait mieux de rappliquer ici. Quand on va commencer nos séances, ce sera lui la grosse légume. Techniquement, c’est lui le responsable de tout ce bordel mais, techniquement, il ne connaît pas ça sur les avions et il est parfaitement conscient de son ignorance et sait fichtre bien que sans moi et mes gars pour lui filer les tuyaux qu’on ramasse, il aurait pas l’air d’un con… alors, en pratique, c’est moi qui commande ici dans les deux semaines qui viennent. Et ça signifie qu’il va faire son boulot, qui est de souffrir avec le sourire ces messieurs de la presse. De toute façon, il n’est bon à rien d’autre. »
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