Briley me regarda un moment, se demandant si j’allais devenir violent.
« Vous êtes sûr de ne pas vouloir le lui dire plutôt vous-même ? »
Grand sourire. « J’adorerais. Mais je vais être obligé de m’en décharger. Faut déjà que je le supporte tous les jours à Washington quand vous, vous êtes bien peinard ici, sur la Côte. Bon, où est-ce qu’ils entreposent leurs ferrailles ?
— United a un hangar au nord du terrain. C’est là qu’ils ramènent tout.
— Et la PanAm ?
— Ils ont loué un emplacement à United. Les deux épaves seront regroupées là.
— Parfait. Ce sera plus pratique. Et les corps ?
— Pardon ?
— Les corps. Les cadavres. Où les mettent-ils ? »
Je suppose que je l’avais encore troublé. Il m’avait l’air nerveux, de toute façon.
« Euh, je présume qu’ils les emmènent quelque part… moi je…
— Ça va. Vous pouvez pas tout faire. Je trouverai bien moi-même. » Je lui donnai une tape dans le dos et lui conseillai d’aller dormir un peu puis cherchais Tom du regard. Il était en conversation avec quelqu’un que je crus reconnaître. Je me dirigeai vers eux.
Tom s’apprêtait à faire les présentations quand le nom du type me revint.
« Ian Carpenter, c’est ça ? Du Syndicat des contrôleurs de circulation aérienne ? »
Ce mot de « syndicat » eut l’air de le chagriner – leur groupe est de création récente et ils sont encore tout à fait conscients de se classer dans l’estime du public tout juste derrière les députés et les sénateurs. Un scandale quand, dans mes tablettes, les aiguilleurs du ciel se classaient juste au-dessus des pilotes (lesquels ont l’esprit de corps presque aussi développé que les flics ou les toubibs) et foutrement plus haut que les présidents de désunions syndicales.
« Association, s’il vous plaît », rectifia-t-il en essayant de prendre la chose à la rigolade. « Et vous, vous êtes Bill Smith. J’ai entendu parler de vous.
— Ouais. Qui s’occupait de ces deux zincs quand ils se sont embrassés ? »
Il fit la grimace. « Vous voulez savoir ce qu’on m’a dit de vous ? On m’a dit que vous alliez droit au but. Okay. Il s’appelle Donald Janz. Et avant que vous me posiez la question, ce n’est pas un stagiaire, mais ce n’est pas non plus ce que j’appellerais un vétéran. »
On se jaugea mutuellement du regard. Peut-être savait-il ce que je pensais ; quant à moi, je voyais fort bien ce qu’il avait derrière la tête. Il n’avait pas envie que les aiguilleurs du ciel endossent la responsabilité de l’accident et il avait peur que je ne voie en eux une cible facile. Ce n’est un secret pour personne que le Conseil se montre depuis un certain temps déjà préoccupé par la situation du contrôle de la circulation aérienne. Cela fait des années qu’ont eu lieu les licenciements en masse, et le réseau des lignes aériennes n’a toujours pas retrouvé une situation normale. Quoi qu’on ait pu raconter, nous continuons d’entraîner les gars à boucher les trous laissés vacants par la grève des aiguilleurs de la PATCO [7] PATCO : Professionnal Air Traffic Controllers Organization : Association des contrôleurs de la circulation aérienne professionnels. À l’origine de la première grève dure des aiguilleurs du ciel aux États-Unis.
, et il n’y a pas de filière universitaire pour ça : ils apprennent sur le tas et, de nos jours, ils se retrouvent sur le gril bien plus vite que naguère.
« Où est Janz ?
— Chez lui ; et sous sédatifs. Naturellement, il est totalement bouleversé. Je crois l’avoir entendu parler de se trouver un avocat.
— Bien sûr, bien sûr. Vous pouvez me l’avoir ici dans deux heures ?
— C’est un ordre ?
— Je ne peux pas vous donner d’ordre, Carpenter. Je vous demande simplement quelque chose. Il peut amener son avocat si ça lui chante. Mais vous savez qu’il faudra tôt ou tard que je lui parle. Et vous savez aussi comment naissent les rumeurs. Si votre gars n’a rien à se reprocher – et je ne sais pas, mais, à vous regarder, j’ai dans l’idée que c’est votre impression – ne vaut-il pas mieux que j’entende dès maintenant son récit ? »
Tom essayait depuis un bout de temps d’attirer mon attention ; je le regardai et il prit aussitôt le relais sans une pause.
« Ian, nous sommes à quatre-vingt-dix pour cent certains que le problème n’est pas avec les avions. La météo : improbable. Vous avez entendu les conversations. Vous savez ce qui ce dit. C’est une erreur humaine – pilote ou contrôleur – ou une erreur d’ordinateur. Si vous amenez votre gars ici, ça pourrait nous faire vachement avancer dans la bonne direction. »
Carpenter avait levé les yeux à la mention d’une erreur d’ordinateur ; quelque chose bouillonnait en lui, mais j’ignorais quoi. Il regarda de nouveau la pointe de ses souliers, toujours indécis.
« La presse va vouloir certaines réponses, Carpenter. S’ils n’ont pas bientôt au moins un indice, les spéculations vont commencer. Vous savez où ça va nous mener. »
Il me fusilla du regard, mais je ne crois pas que j’étais la cible de sa colère : « D’accord, je vous l’amène dans dix heures. »
Il tourna les talons et s’éloigna. Je regardai Tom :
« Quelle mouche le pique ?
— Il m’a révélé que l’ordinateur chargé de gérer le trafic était en rideau au moment de la collision. C’était sa troisième surcharge de la journée.
— Tu déconnes ? »
Il était trop tôt pour savoir si c’était une piste, mais c’était en tout cas la première chose intéressante que j’aie entendue pour l’instant.
« Au fait… quelle heure peut-il bien être ?
— J’ai 7 heures pile, répondit Tom.
— Heure de l’Atlantique ou du Pacifique ? Tu veux aller jusqu’au hangar, voir ce qu’ils fichent ? »
Tom me connaît – je suppose. Peut-être qu’on me voit trop bien venir.
« Et si on se dégotait d’abord un bar ? »
Les bars, ce n’est pas ce qu’il y a de plus difficile à dénicher dans les parages d’un grand aéroport ; et la Californie n’est pas un État spécialement à cheval sur les horaires. Aussi n’eut-on aucun mal à se trouver à boire à 7 heures du matin.
Je commandai un double scotch avec des glaçons et Tom prit un Perrier ou un jus de salsepareille où je ne sais trop quoi, enfin un de ces trucs que boivent ceux qui ne boivent pas. En tout cas, ça pétillait comme tous les diables que j’en avais la migraine rien qu’à le regarder.
« Qu’est-ce que t’as appris d’autre pendant que j’étais coincé avec M. Briley ?
— Pas grand-chose. En gros, que Carpenter s’apprête à sortir l’argument que ses hommes font trop d’heures, que les ordinateurs sont trop vieux et qu’il ne faut pas leur demander de prendre le relais quand leur bécane est en rideau.
— On a déjà entendu ça.
— Et le Conseil a dit que les heures n’étaient pas trop longues.
— Je n’étais pas sur cette enquête précise. J’ai simplement lu le rapport. »
Tom ne dit rien. Il connaissait mon opinion sur ce rapport-là, je crois qu’il la partageait même si ce n’est pas une chose qu’il me viendrait à l’idée de lui demander. J’ai assez d’ancienneté dans le métier pour savoir la boucler, les rares fois où je sens qu’on est en train de se faire baiser. Je ne compte pas le voir partager mes opinions subversives – pas publiquement, du moins.
« Ça va. Quand l’ordinateur a-t-il lâché ?
— À peu près au pire moment possible, selon Carpenter. Janz s’occupait de quelque chose comme dix-neuf avions. L’ordinateur tombe en rideau, il se retrouve devant un écran muet et il a dans les dix secondes pour faire correspondre l’écho A avec l’écho A’. Deux de ces échos représentaient des avions à réaction qu’il était sur le point de repasser à la tour de contrôle d’Oakland. Dans l’incapacité de distinguer qui était qui, il a dit à chacun très exactement le contraire de ce qu’il fallait. Il croyait les écarter d’une trajectoire de collision. Ce qu’il faisait, c’était les guider droit l’un sur l’autre !
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