— Quand on est partis… vingt peut-être.
— Mettez-les-moi au boulot, et vite. Où est Pinky ?
— Elle est en train de défoncer les sièges en classe touriste. »
Je retournai à l’arrière avec elle. Les choses s’étaient quelque peu tassées. Il y avait peut-être une douzaine de passagers encore éveillés et quarante ou cinquante qui ronflaient dans des positions plus ou moins confortables.
Lilly Rangoon et une autre nana dont le nom m’échappait faisaient face aux passagers encore conscients, tassés dans le fond de la cabine. Les deux filles les tenaient en respect, chacune dans une travée, le paralyseur tenu à deux mains et appuyé sur le dossier d’un siège.
« Okay, tout le monde », beugla Lilly d’une voix de sergent à l’exercice. « J’aimerais bien que vous me fermiez vos grandes gueules. Vous vous calmez, et vous écoutez ! Eh, toi , tête de nœud, tu la boucles ou je te botte le train. C’est votre femme, monsieur ? Vous avez deux secondes pour lui clouer le bec avant que je vous dégage tous les deux. Une… c’est déjà mieux.
« Bon. Ces gens ne sont pas blessés. Ils sont en vie. Examinez-les et vous verrez qu’ils respirent. Ils peuvent même nous entendre. Mais je peux aussi bien tuer avec cette arme et je vous garantis que je ne me priverai pas de dégommer le premier fils de pute qui s’avise de faire des siennes.
« Vous êtes en danger, en grand danger .
« Vous allez tous mourir si vous ne faites pas très exactement ce que je vous dis .
« Que chacun de vous attrape son plus proche voisin inconscient et le traîne vers l’avant de l’appareil. Une fois là, l’hôtesse vous indiquera la marche à suivre. Vous n’avez pas une minute à perdre. Si vous traînez trop, je vous montrerai ce que je peux faire avec cette arme. »
À grand renfort d’injures et d’obscénités, elle parvint à les faire bouger. C’est l’un des traits principaux que l’on étudie lorsqu’on bûche sur une culture : les mots susceptibles de choquer un max. Au XXe siècle, ce sont essentiellement les termes évoquant la sexualité et les excréments.
L’autre possibilité du paralyseur évoquée par Lilly, c’était de fonctionner un peu à la manière d’un aiguillon de bouvier – mais à distance : douloureux, mais non incapacitant. Les meilleurs résultats sont obtenus en visant les zones sensibles et délicates situées entre les jambes – et mieux encore, en visant par-derrière. Lilly en titilla deux de la sorte et ils eurent l’air de piger très très vite (pour des vingtièmes).
Mais tout cela, je le percevais en arrière-plan, vu que j’étais présentement occupée d’abord à lacérer les premières rangées de sièges de la classe touriste. De l’autre côté de l’allée centrale, Pinky faisait la même chose. Je ne crois même pas qu’elle se rendait compte qu’elle pleurait. Elle bossait avec régularité, comme une monomaniaque.
Elle était lucide : elle faisait son boulot.
Mais elle avait surtout les chocottes. Je lui criai : « T’es sûre qu’il est dans l’avion ?
— Sûre. Je l’ai encore vu dans mon sac après l’embarquement. »
Elle était bien obligée de le croire vu qu’il n’y aurait plus rien à faire si jamais elle l’avait oublié au sol, dans la ville, quelle qu’elle soit, d’où avait décollé l’appareil. Mais elle avait probablement raison. Mes équipiers craquent rarement au cours d’une opération, pas même si la situation est devenue désespérée. Si elle disait qu’elle l’avait vu après être montée à bord, c’est qu’elle l’avait vu. Ce qui signifiait qu’on pouvait le récupérer.
Pendant qu’on cherchait, nos blaireaux encore conscients s’évertuaient à traîner les inconscients vers l’avant de l’avion. Une fois arrivés là, ils se voyaient demander de balancer leur fardeau à travers la Porte puis de retourner en chercher un autre. Le pli fut très vite pris. Ils râlaient et soufflaient, mais il n’y a quasiment rien de plus robuste qu’un vingtième. Ils bousillent leur corps : ils boivent, ils fument, ne font pas d’exercice, se laissent engraisser et se croient épuisés après avoir léché un timbre-poste, mais ils ont des muscles de cheval de trait – et une cervelle à l’avenant. Surprenants, les exploits physiques dont ils sont capables, pourvu qu’on les pousse un peu.
Tenez : un des types qui faisait sa part de boulot, eh bien, j’aurais juré qu’il avait dans les cinquante ans.
Seigneur ! Cinquante !
L’appareil fut bientôt vidé. Dès qu’un passager avait traîné son dernier corps devant la Porte, hop, on le balançait aussi. Ne restaient plus que les membres de l’équipe d’escamotage. Cette fois, on avait même expédié l’équipage. C’est vraiment une solution qu’on n’aime pas et en général on fait tout pour l’éviter. C’était l’une de mes filles qui était à présent aux commandes. Si elle n’accomplissait pas scrupuleusement tous les gestes qu’aurait dû faire le pilote, l’appareil s’écraserait à des kilomètres du bon endroit. Enfin, cet avion-ci était sur pilotage automatique et le resterait jusqu’à l’explosion du moteur. On serait bientôt au point où même le pilote n’aurait rien pu faire pour changer quelque chose, une fois que l’aile se serait détachée (si vous pouvez vous dépatouiller avec la concordance des temps).
Ce qui était ma veine. Il me reste toujours un moyen dans le cas où l’équipage s’aperçoit de notre manœuvre avant la fin, mais je répugne franchement à l’employer.
On pouvait faire venir un homme de mon Commando Très Spécial (j’emploie ici la tournure du XXe siècle : le mot « homme » inclut « femme », c’est du moins ce que dit mon Strunk & White ). Un homme avec une bombe dans la tête pour être sûr que n’en subsistera même pas une dent pour permettre son identification. Un homme prêt à s’écraser au sol avec l’appareil.
Ai-je entendu quelqu’un parler de la boîte noire ? Ah ! oui. L’enregistreur de conversations. Tout le monde en effet se met à parler beaucoup dans la cabine sitôt que se pose un problème. Mais pour ça, nous disposons d’une parade élégante : en aval du temps, on l’a déjà préparée, on l’a mise en œuvre sitôt que s’est manifesté l’équipage en cabine et sitôt qu’on a eu l’assurance qu’il allait falloir l’employer. Une solution élégante, disais-je. Déroutante – et pas qu’un peu – mais élégante :
Avec nos sondes temporelles, nous pouvons regarder n’importe où, n’importe quand (enfin, presque). C’est d’ailleurs comme ça qu’on a pu savoir qu’un avion allait s’écraser. Nous avons épluché la presse et trouvé des comptes rendus de la catastrophe. Ça pourrait être chouette d’aller jeter un œil sur place, voir comment s’est déroulée l’opération. Malheureusement, nous ne pouvons pas observer directement un lieu ou une époque où nous sommes déjà allés – ou même, où nous irons (le voyage dans le temps met à rude épreuve la concordance d’iceux). Donc, impossible pour nous de savoir à l’avance que nous avons dû escamoter le pilote. Mais on pouvait toujours vérifier plus avant (enfin, après), au moment de l’enquête (vous voyez ce que je veux dire, au sujet de la concordance des temps ? Tout cela était en train de se passer maintenant – en redescendant dans le temps, dans l’avenir : en aval, ils étaient en train de sonder les événements quelques jours plus tard, dans le futur de 1955 : mon propre futur, à cet instant).
Lors de cette enquête, la bande de l’enregistreur de conversations serait écoutée. Et donc, nous pourrions toujours faire un repiquage de cet enregistrement, le placer sur un magnéto muni d’un dispositif d’autodestruction comme dans Mission : Impossible et laisser le tout dans le poste de pilotage pour que cette bande se trouve enregistrée par le magnéto originel.
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