Je le regardai. Il est des fois où la simple vérité n’arrive pas à passer.
« J’ai un problème de fécondité. Les médecins m’avaient dit que je ne pourrais pas avoir d’enfant. Et voilà que je tombe enceinte malgré tout.
— À douze ans ?
— Laisse tomber ça. Je suis saoule, d’accord ? On m’a fait, c’est comment, déjà, le terme… une amniocentèse. Tout le monde pensait que si j’étais effectivement enceinte, le gosse serait… mongolien.
— On dit trisomique, aujourd’hui.
— Bon, bon. J’avais oublié le jargon local. Bon, voilà le bébé qui naît : superbe ; la plus mignonne, la plus jolie des petites filles ; le plus parfait de tous les bébés nés depuis un siècle. »
Je buvais directement au goulot. Plus de pilules, plus rien. Il semblait qu’en fin de compte l’éthanol n’était pas un si mauvais remède au désespoir.
« Elle était toute ma vie. Elle était tout ce que j’avais jamais désiré. Oh, ils ont bien essayé de me l’enlever, de la placer dans un hôpital où ils pourraient garder l’œil sur elle en permanence.
« Et puis, intelligente ! Cette gosse était un génie. Elle savait marcher à six mois, parler à neuf. Elle était la terre, la lune, les étoiles.
— C’était comment son nom, t’as dit ? »
Je le regardai. Bon, d’accord, il n’en avait donc même pas cru un pour cent.
Et d’abord, qu’est-ce qui l’y obligeait ? Et moi, donc ?
Je me remis à pleurer.
Témoignage de Bill Smith.
La fille était encore plus dérangée que je l’avais imaginé. Je fis de mon mieux pour reconstituer le puzzle, un peu comme pour mes enquêtes sur les accidents d’avion.
Le bébé souffrait d’une espèce de maladie congénitale. Je ne suis pas un expert dans ce genre de problème, mais une ou deux choses me vinrent tout de suite à l’esprit. Par exemple : la mère avait la syphilis ou elle était héroïnomane durant sa grossesse. À quoi, sinon, attribuer un tel sentiment de culpabilité ? Pourquoi, sinon, raconter son histoire avec d’aussi délirantes métaphores ?
L’enfant est mort avant son second anniversaire. Ou peut-être pas. Il subsistait la possibilité qu’elle fût une espèce de légume maintenu en vie par des machines.
Maintenant que j’y pensais, la gosse était peut-être entre les mains de l’assistance publique. À moins qu’on ne l’ait placée d’office chez des parents nourriciers. Impossible de savoir.
Donc, il était bien établi que Louise était folle. Plus elle parlait et plus ça devenait une certitude. Je réagis assez mal en général devant les gens dérangés. J’aime autant ne pas avoir affaire à eux. Elle pouvait devenir violente. Il était impossible de savoir ce qu’elle pouvait imaginer, ce qu’elle pouvait décider de me reprocher.
Et pourtant, je n’avais pas ce sentiment, cette fois-ci.
Certes, j’étais émotionnellement vidé à la fin de son récit. Certes, j’avais la nuque douloureuse à force d’avoir acquiescé avec sympathie. Mais qu’importe. Je l’aimais bien quand même. J’avais encore envie d’être avec elle.
Témoignage de Louise Baltimore.
« Il ne me reste plus beaucoup de temps », dis-je quand j’eus terminé de lui narrer une histoire pour laquelle il n’avait aucun élément de référence. « Je crois que je vais aller faire un brin de toilette. » Je regardai ma montre. « Après tout, à dix heures du matin, je me transforme en citrouille. » J’étudiai mon visage dans le miroir de la salle de bains. Toujours cette bonne vieille Louise. Cette bonne vieille idiote.
« Tu vois, me dis-je. Tu te faisais bien tout un foin pour pas grand-chose. Tu lui as raconté ce dont tu ne voulais parler sous aucun prétexte et il n’en a pas cru un mot. Tu parles d’une douche froide. »
Je fus prise d’une quinte de toux avant d’avoir terminé ma tirade. Je pris mon inhalateur Vicks et aspirai un bon coup en espérant que la puanteur – pour les narines de Bill – n’allait pas envahir toute la pièce. Puis j’ôtai mes vêtements et entrai dans la douche.
Sherman m’avait concocté toute une intrigue secondaire à partir de ce moment. C’était charmant tout plein, bourré de répliques empruntées au répertoire de Katharine Hepbum et Jean Arthur et destiné à me faire tomber entre ses bras, le tout, j’imagine, en flou artistique sur fond de plage battue par les vagues. Zoom arrière et fondu. L’ennui, c’est que ça ne marche qu’au cinéma. Nous avions eu notre début prometteur et nos dialogues sucrés. Quant à moi, j’avais eu ma dose de sucreries. Il était plus que temps de quitter les années 30 et 40 pour retrouver la franchise des années 80 : je sortis de la douche et ouvris la porte.
Témoignage de Bill Smith.
Ça n’avait pas l’air de lui déplaire. Ou du moins, si ça ne lui plaisait pas, elle savait émettre tous les bruits qu’il convenait à l’instant voulu. Dieu sait que moi j’y pris plaisir, en tout cas. Je sentais qu’elle avait au moins la même fringale de sexe que moi et jamais je ne m’étais senti aussi affamé. Quand ce fut terminé, elle prit son paquet de cigarettes et cela m’ennuya – oh ! un tantinet seulement ! Peut-être avais-je besoin d’un prétexte pour me plaindre. Peut-être tout soudain ma vie était-elle devenue trop belle.
« Tu fumes toujours après l’amour ? »
Elle baissa les yeux sur son entrejambe et le gag passa sans qu’elle eût besoin de l’énoncer. Nous rimes tous les deux. Elle alluma sa cigarette, en tira une longue bouffée et rejeta la fumée avec lenteur. Elle semblait totalement satisfaite.
« Je fume après n’importe quoi, Bill. Je fume avant n’importe quoi. Si je pouvais trouver le moyen de fumer en dormant, je le ferais. C’est uniquement une volonté surhumaine qui me retient de les fumer autrement qu’une par une en ta présence.
— Je suppose que tu n’ignores pas ce qu’en pense le Code de la Santé publique ?
— Je sais lire la tranche du paquet.
— Alors, pourquoi fumes-tu ?
— Parce que j’aime le goût. Ça me rappelle chez moi. Et parce que choper le cancer du poumon, ça ferait comme un centimètre de neige au pôle Nord.
— Comment ça ?
— Ça veut dire que je suis déjà en train de crever d’une horrible maladie. »
Je la regardai, mais ses yeux restaient insondables. Ce pouvait être la stricte vérité ou bien encore un de ses étranges fantasmes, à moins qu’elle ne se foute tout simplement de moi.
J’avais été très fier, au restaurant, d’avoir su discerner qu’elle me mentait. À présent, je n’en savais plus rien.
« Nous mourons tous, Bill. La vie est invariablement fatale.
— M’est avis qu’il te reste encore pas mal de temps à en profiter.
— Et tu aurais tort.
— Pourquoi avoir fichu le camp, ce matin ? Quand je t’ai demandé une tasse de café ? »
Elle écrasa sa clope, en ralluma une autre.
« Je ne m’attendais pas à te trouver là. Je cherchais autre chose.
— Tu travailles réellement pour United ? »
Sourire.
« À ton avis ?
— À mon avis, tu es folle.
— Ça, je sais. La vérité n’est simplement pas suffisante pour certains. »
Je réfléchis à ça.
« Mouais. Je crois franchement que tu travailles pour United. Je crois juste que tu aimes bien mener les gens en bateau. Les prendre à contre-pied.
— Si tu insistes.
— Je crois que c’est autre chose qui t’a fait un choc. Quelque chose comme ces jouets ensanglantés ou ces colis de Noël défoncés. »
Elle soupira et me regarda, les yeux tristes.
« Tu as découvert mon sombre secret : j’ai le cœur tendre. »
Elle détourna les yeux de mon visage pour regarder nettement plus bas et écrasa sa cigarette à moitié fumée. Venant d’elle, c’était un signal. Elle demanda :
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