— Tu as vu un paquet de films ?
— À peu près autant que toi. Bien sûr, mes capacités de stockage de données sont plus vastes et j’y accède bien plus rapidement.
— Tu avais déjà ça en tête quand tu m’as dit de lui renverser le café sur les genoux.
— Oui. Il te connaît, à présent. Nous devons lui fournir l’occasion de mieux te connaître.
— Alors, quelle est ton idée ? »
Sherman me l’a dit et voilà pourquoi je me retrouvais sur cet escalier mécanique de l’aérogare d’Oakland.
Je fourrai la main dans mon sac à peu près au moment où Smith m’aperçut. Je lui souris, pressai un bouton dissimulé et l’escalator s’immobilisa.
« On n’arrête pas de se rentrer dedans, non ? »
Je n’avais pas compté avec une telle timidité de sa part. Il fallut littéralement que je lui arrache une invitation à dîner. Je commençais à me demander si ma seconde peau était réellement à la hauteur de sa réputation.
Maintenant que j’y repense, je suppose que je m’étais attendue à le voir connaître son texte aussi bien que moi. Je devais tout bêtement croire qu’il sentait lui aussi le marionnettiste lui tirer les ficelles. Mais pourquoi l’aurait-il senti ? Après tout, c’était moi qui jouais ici le rôle du marionnettiste et rien ne lui permettait de s’en douter. J’étais la seule à avoir lu le script – ou du moins le conducteur – de la soirée à venir.
Puisqu’il n’avait pas suggéré de conduire, je supposai qu’il n’avait pas de voiture. Je le guidai donc vers le parc de stationnement où nous avions préparé un plan de rechange. C’est là que je faillis avoir des problèmes.
Je crois l’avoir dit, le bourrage de crâne électronique me gave de données, mais n’est pas d’un grand secours pour ce qui est de la reconnaissance des formes. Il y avait un million de véhicules parqués là et je ne savais pas grand-chose d’aucune de ces automobiles. Oh, je connaissais les marques, mais à part ça, il fallait que j’y aille au jugé pour sélectionner « mon » automobile.
En toute logique, j’estimai que je devais m’en choisir une petite, en accord avec mon statut socio-économique présumé, mais parfois la logique n’est d’aucun secours. Comment pouvais-je savoir que ce ne sont pas toujours les grosses voitures qui coûtent le plus cher – ni les plus petites le moins ?
Celle que je repérai était basse et me semblait inconfortable. À peine l’avais-je indiquée que je sus mon erreur. Smith me regarda d’un drôle d’œil. Bon, il était trop tard pour changer d’avis. Je mis la main dans mon sac et toutes les serrures se débloquèrent avant qu’il ne soit trop près pour s’en apercevoir. Puis je pénétrai à l’intérieur de l’habitacle et passai en revue les commandes. Rien de bien sorcier bien qu’à mon avis un radar n’eût pas été de trop. J’insérai une clé dans le dispositif de contact. Elle sélectionna la combinaison adéquate, lança le moteur et je démarrai.
C’était encore plus facile que je ne l’aurais cru. Le véhicule était beaucoup plus rapide que les autres sur la route. Je mis à profit sa réserve de puissance pour m’intercaler entre les voitures plus lentes, maintenant le compte-tours aussi près que possible de la zone rouge. Je suivis les panneaux indiquant Jack London Square.
Je n’aurais pas dû révéler que je parlais français. Le temps de m’apercevoir que ça ne collait pas avec mon personnage, j’avais déjà parlé au garçon de restaurant.
La nourriture était plutôt dégueulasse. Je suis sûre que tous les autres l’appréciaient, mais pour moi, c’était insipide et fadasse, du carton bouilli. Notre régime alimentaire exige quantité de composés chimiques totalement différents de ceux consommés par les vingtièmes – y compris un tas de produits qui tueraient très certainement Bill Smith ou du moins le rendraient très malade. Je n’étais pas venue sans munitions. J’avais sur moi quelques capsules qui contenaient tous les poisons que peut réclamer n’importe quelle créature du quatre-vingt-dix-neuvième siècle qui se respecte.
Je passai la soirée à les glisser discrètement dans ma boisson. Elles avaient l’avantage complémentaire de neutraliser l’éthanol. Je picorai dans mon assiette ; c’étaient les doubles scotches qui me sustentaient.
Il me raconta un tas de choses que je savais déjà ; après tout, Bill Smith était devenu l’individu le plus scrupuleusement étudié de tout le XXe siècle. On l’avait examiné de sa naissance (par césarienne) à sa mort.
J’étais entrée au XXe siècle avec une bonne dose de mépris pour M. Smith. À voir sa vie de l’extérieur, on était bien obligé de se demander pourquoi un type muni de tant d’atouts avait su en tirer si peu. Je l’avais catalogué comme un pleurnicheur en passe de devenir un poivrot. Il avait une situation de responsabilité et il était parti pour la perdre. Son mariage avait été un échec.
Il vivait dans une époque qui, de mon point de vue, était aussi proche du paradis sur Terre qu’elle devait jamais l’être pour l’humanité, et dans une nation qui possédait plus de richesse – quelle que soit la façon de la mesurer – que jamais aucune autre nation dans l’histoire. Vu depuis notre perspective temporelle, ce ne devait plus être ensuite qu’une longue descente, jusqu’à ce que l’humanité eût atteint son nadir : ce bon vieux temps du lointain avenir qui était mon présent.
Il n’était que naturel que je me surprenne à songer : Mais de quoi bordel a-t-il à se plaindre ?
Et pourtant, le XXe siècle n’était partout que plaintes et lamentations. Ils se lamentaient sur la détérioration des rapports humains. Ils se lamentaient sur le coût de la vie. Ils avaient toute une armada de termes pour décrire les maux dont ils étaient affligés : des mots comme angst, spleen, ennui, malaise . Ils prenaient des pilules pour soigner un truc appelé dépression. Ils suivaient des cours pour apprendre à se sentir bien dans leur peau. Près d’un sur quatre de leurs enfants disparaissait par avortement. Ils croyaient franchement avoir des problèmes.
Et dans le même temps, ils s’échinaient comme des bêtes à détruire le monde. Ils devaient fabriquer – en tout – trois cents gigatonnes d’armes nucléaires tout en prétendant qu’ils n’en feraient jamais usage. Mettre en branle les processus qui devaient au bout du compte tuer toutes les espèces animales à l’exception de la leur, de quelques insectes et d’un million de microbes à mutations accélérées, en ne laissant à leurs descendants – dont moi-même – que le seul choix catastrophique de disparaître dans l’oubli. Ils étaient en train d’accomplir des choses qui me changeraient à tel point que je ne serais même plus capable de respirer leur air ou de manger si peu que ce soit leur nourriture.
On s’étonnera après ça qu’ils aient inventé l’angoisse existentielle.
Pourtant, c’est une chose de survoler de loin la vie d’un homme et une autre de l’entendre vous la raconter. J’avais été préparée à ce récit, j’avais escompté faire de mon mieux pour garder le sourire de bout en bout.
Mais dès qu’il eut commencé de parler, je sentis tout basculer. Le pauvre gars, aurais-je dû penser. Et je me surpris à le penser.
Il ne gémit pas. Il ne se plaignit même pas vraiment. Il aurait été tellement plus simple d’éprouver envers lui un sain mépris. Mais ce qu’il me dit était la simple vérité : il était seul. Il ne savait pas quoi faire contre ça. Il avait cru pouvoir s’abîmer dans son travail, mais ça ne marchait plus. Il savait que c’était idiot, mais il était incapable de comprendre pourquoi plus rien apparemment n’avait de sens pour lui. En guise d’automédication, il avait cru possible un traitement à l’éthanol. Apparemment, c’était efficace une partie du temps, mais les résultats étaient loin d’être définitifs. Il était conscient – sans bien savoir comment il le savait – d’avoir cherché à atteindre quelque chose, de l’avoir raté et d’être désormais sur la pente descendante. Et ça ne s’améliorerait pas.
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