Je devinai que sa carrière artistique avait dû être un échec. Elle avait ressenti un choc en découvrant la difficulté de gagner sa vie, mais elle ne voulait pas retourner auprès de son père. Il continuait de lui envoyer des cadeaux qu’elle n’avait pas la force de caractère de refuser – comme la voiture, dehors.
Elle me raconta toute cette histoire avec une grande aisance ; elle avait terminé avant le dessert. Chaque fois que je lui demandais un détail, elle l’avait, tout prêt. C’était fascinant, sans aucun doute ; d’autant qu’à mi-chemin de son récit, je m’aperçus que je n’en croyais pas un mot.
Et vous savez quoi ? Je m’en foutais totalement.
Dans l’intervalle, j’avais atteint un certain état qui, tout en étant loin de l’ivresse, n’en était pas moins fort agréable. Elle me suivait verre pour verre et, pour autant que je puisse en juger, demeurait parfaitement sobre.
« Vous volez ? »
Elle me regarda, surprise, puis soupçonneuse.
« Qu’entendez-vous par là ?
— Je ne sais pas. Je pensais que vous saviez piloter.
— J’ai piloté de petits avions.
— C’est ce que je pensais. »
Elle toucha à peine à son dessert. À y repenser, elle n’avait pratiquement touché à rien, bien que la cuisine fût excellente. Et elle fumait sans arrêt. Elle avait déjà liquidé un paquet et entamé un second.
Je commençai à songer au retour à l’aéroport en sa compagnie, à bord de sa bombe roulante. Et je me demandais pourquoi elle m’avait menti. Ne me demandez pas comment je savais qu’elle avait menti ; je le savais .
« Vous pouvez me ramener chez moi ?
— Je ne sais pas si quelqu’un peut le faire, Bill. Je vais toujours essayer. »
Elle le fit très bien. Peut-être s’était-elle aperçue de ma terreur à l’aller car elle ralentit considérablement l’allure.
Puis elle me déposa devant mon hôtel, comme si j’étais la copine de collège qu’on ramène devant le dortoir. Ça me faisait un peu drôle, mais je compris que je ne devais pas insister trop lourdement. D’ailleurs, j’escomptais la revoir le lendemain.
Je gagnai ma chambre, tout baigné encore d’une lumineuse tiédeur qui dura jusqu’à ce que j’aie refermé la porte derrière moi. Et puis, je me retrouvai une fois encore dans cette chambre d’hôtel étrangère, loin de chez moi, et seul. J’eus envie d’un verre, réalisai que c’était la pire chose à faire dans mon état, mais en eus envie quand même. Je composai le numéro de service à l’étage et puis, dans un rare accès de volonté, raccrochai avant qu’on réponde. J’ouvris les rideaux et contemplai les lumières. Je m’assis près de la fenêtre.
Je suis sûr que je me serais endormi dans ce fauteuil quand une vingtaine de minutes plus tard, on toqua à ma porte. Je faillis ne pas répondre ; ce devait être Tom ou l’un des enquêteurs avec encore un problème que je ne me sentais pas de taille à résoudre.
Mais je me rendis quand même à la porte et lorsque je l’ouvris, Louise était là, avec un sac en papier et deux verres, essayant de prendre un air enjoué, mais sans grand succès.
« J’ai pensé que vous aimeriez peut-être boire le coup de l’étrier…» et elle fondit en larmes.
Témoignage de Louise Baltimore.
« Sherman, réglez-moi la Machine arrière au soir du douze décembre, mil neuf cent quatre-vingts et quelques…
— Tout de suite, monsieur Peabody », pépie Sherman.
Sherman. Mon beau salop !
Récapitulons :
Si vous vous en souvenez, quand nous avons laissé notre héroïne, elle défaillait héroïquement à la simple mention d’une fausse-couche historiquement insignifiante. Que l’accident fût advenu quelques années après la naissance du bébé ne valait guère d’être relevé ; c’est une chose qui arrive tous les jours, de nos jours. En fait, à présent, ça arrivait même à chaque fois. J’avais gardé mon bébé dix ans. Je suppose qu’on peut voir ça comme une bonne fortune.
Fortune : c’est quoi ? Un magazine. Combien coûte-t-il ? Dix cents. Mais je n’ai qu’une pièce de cinq. Toute ma fortune.
Si je continue dans ce genre pesant, je vais finir par traverser le plancher. Allusions historiques à cent sous le kilobyte – avec le concours de la braderie de données de votre secteur. Notre spécialité : les années 80.
J’avais la tête tellement bourrée de données sur cette époque qu’à la limite je ne pouvais pas me racler la gorge sans que me revienne aussitôt une rengaine publicitaire, un synopsis de film, une émission de télé ou une blague éculée.
« Sherman, je suis en train de faire la pute de boxon.
— Ne baise pas avec lui à moins d’en avoir envie, Louise.
— Je ne veux pas ! »
La Porte s’ouvrit et… je la franchis.
Je subis sans broncher les trois quarts de la conférence de presse. Elle était absolument aussi ennuyeuse que je l’avais prévu même si bien sûr on n’avait pas été en mesure de l’observer à cause de la censure temporelle exercée par ma seule présence.
Il n’y eut qu’un seul moment difficile. Vers la fin de la conférence, Mayer commença avec ses questions impossibles. Prétendument en quête de données inhabituelles. J’ignore lesquelles, mais je saurai bien les reconnaître en les voyant. Et au fait, monsieur Smith, vous n’auriez rien trouvé d’inhabituel ayant un rapport avec le temps ?
Je faillis en avaler ma cigarette.
Qu’est-ce qu’il savait, ce salop ?
Je repérai Smith dans la foule du hall de l’aérogare. Je n’eus pas grand mal à le rattraper comme il empruntait l’escalator – même si les deux personnes qui ne s’étaient pas écartées assez vite de mon passage n’apprécièrent guère mes méthodes. Tant pis. Ils étaient peut-être tous mes ancêtres, mais j’en avais jusque-là des ancêtres. J’ai passé ma vie à tenter de leur forger un avenir et regardez où ça m’a menée.
On avait travaillé dur sur ce passage, Sherman et moi.
(C’était après, bien longtemps après qu’il m’eut balancé de l’eau sur le visage, pincé l’oreille ou donné des claques – je ne sais plus – pour me faire revenir à moi. Mes souvenirs concernant cette période sont plutôt vagues et j’aimerais autant ne pas en discuter, merci. Mes souvenirs des heures ultérieures, quand avec Sherman nous avons discuté de la gosse sont aussi nets que possible et j’aime autant ne pas en discuter non plus. Je suis censée tout dire, mais il y a des limites.)
« Un début prometteur, avait observé Sherman.
— Ce qui est censé signifier ?
— C’est un terme populaire à différentes périodes de l’Hollywood du XXe siècle pour désigner les différents moyens dont le but est d’amener au premier élément de l’intrigue la plus appréciée à l’époque, à savoir celle qui débute par un-garçon-rencontre-une-fille.
— ”Il-la-perd-il-la-retrouve”… c’est ça ?
— Exact. Inutile de nous préoccuper outre mesure de la seconde partie. Il te perdra sans qu’on l’y aide, par l’ordre naturel des choses, et bien sûr, il ne risque pas de te retrouver à la fin.
— Et ma fin heureuse, alors ? Ne réponds pas. Elles ont toutes disparu à peu près à l’époque de ma naissance. Alors donne-moi plutôt un exemple de début prometteur.
— Veronica Lake, dans le rôle de la femme déçue abandonnée d’Hollywood et qui dépense son dernier dollar à payer un œuf au bacon à Joël McCrae qui s’avère être un réalisateur célèbre grimé en clochard pour mieux se documenter en vue d’un film qu’il prépare. Les Voyages de Sullivan , Preston Sturges, 1941.
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