Je ne sais rien de plus déprimant que de se retrouver seul au milieu d’une foule en train d’écouter des cantiques de Noël.
Je traînai les pieds dans le terminal de l’aérogare, l’impression d’avoir quatre-vingt-dix ans. Il était autour de 9 h 30. À peu près l’heure de trois-quatre verres au bar du motel et ensuite, au dodo.
Je ne croyais guère au pari de Tom. Même s’il avait vu juste, je n’étais pas sûr de savoir que faire de ma bonne fortune vu mon présent état. Le seul truc qui m’énerve chez Tom, c’est sa manie de croire que je mène une vie de garçon débridée.
Merde, à Kensington (Maryland) ?
Je ne dis pas qu’il ne me soit pas arrivé de louer une garçonnière en ville. Washington a de tout temps été une pépinière de jeunes et jolies fonctionnaires du gouvernement. Quantité d’entre elles sont toutes prêtes à venir au lit avec vous contre un ou deux verres et trois tours de danse. Puis elles se réveillent le lendemain, vous font en partant une bise sur la joue, et vous ne les revoyez plus jamais. Vite fait, bien fait. Et sans fil à la patte. Je sais de quoi je parle : j’ai essayé plusieurs fois, peu après mon divorce.
Certes, ça constituait là un fort agréable exercice nocturne, mais je me sentais toujours un peu dégueulasse, après. J’avais envie de connaître la fille, j’avais envie – pour employer un terme déprécié – d’une relation . Sans pousser jusqu’au mariage. Je ne suis pas à ce point vieux jeu. Mais je trouvais qu’on devrait parvenir à se connaître.
Tiens, ça aurait bien fait marrer ma femme.
Je fréquentais certain salon de massage sur Q Street. Je n’y allais pas plus d’une fois toutes les deux ou trois semaines ; mes besoins sexuels n’étaient, semblait-il, plus ceux de jadis. Ce que j’appréciais, c’était le climat de sérieux de l’établissement. Du rapide et de l’efficace et même si j’avais des remords à la sortie, ça valait toujours mieux que les passes d’une nuit.
Telle était la vie de garçon libre et débridée que ce bon époux de Stanley semblait se complaire à m’imaginer. Et voilà ce qui était arrivé à l’intrépide jeune pilote de chasse, trop jeune pour la Corée et rangé des cadres à l’époque du Viêt-Nam mais qui en avait suffisamment bavé avec la Grande muette pour avoir de quoi en écrire des manuels. Finalement, sans bien savoir comment, il avait échoué derrière un bureau. Puis, durant un bon bout de temps, il s’était saoulé et, couchait avec les putes.
Dans cette disposition d’esprit, c’est tout juste si je savais où j’allais. Gardant les yeux fixés sur la pointe de mes chaussures, je pris un escalier roulant qui descendait et une paire d’escarpins marron l’empruntèrent avec moi. Mon regard remonta des bas à la jupe puis rapidement jusqu’à son visage.
« On n’arrête pas de se rentrer dedans, non ? » me dit-elle avec un sourire.
J’étais encore en train de la dévisager lorsqu’il y eut une secousse. J’avais une main sur la rampe en caoutchouc ; de l’autre, je lui saisis le bras. Dans un éclair de panique, je songeai : un tremblement de terre ! Puis je regardai autour de nous et me rendis compte que l’escalator avait simplement stoppé.
« Autant peut-être faire les présentations, dit-elle. D’ici qu’on reste coincés des heures. »
Et je ris. « Vous avez l’avantage sur moi : vous connaissez mon nom, mais je n’ai jamais eu le temps de vous demander le vôtre.
— C’est Louise Ba…» Elle se couvrit la bouche et toussa. Une cigarette se consumait dans son autre main. « Louise Ball. » Elle me regarda avec un sourire hésitant comme pour savoir si ça me convenait qu’elle s’appelle Louise Ball. Eh bien, je ne rencontre plus guère de Louise, ces derniers temps, mais c’était toujours mieux que les Luci, les Lori ou les autres gentils noms dont les mamans aiment gratifier leurs filles de nos jours…
Je lui rendis son sourire et cette fois le sien devint éclatant. Vous auriez pu allumer des bougies avec. Je me rendis compte que je la tenais toujours par le coude ; je la relâchai.
« Vous n’êtes pas parente avec la fameuse rouquine ? »
Elle me regarda, ahurie, et je crus avoir trahi mon âge avec cette référence à I Love Lucy . C’est plus tard seulement que m’apparut étrange qu’ait pu lui échapper cette référence à « I Love Lucy ». Avec un nom comme le sien, les petits malins dans mon genre devaient lui avoir fait cent fois le coup.
« Aucune relation. J’espère que je ne vous ai pas trop embarrassé. Je fais toujours des trucs dans ce genre. »
Je croyais toujours qu’on parlait de Lucille Dali puis compris qu’elle évoquait le café qu’elle m’avait répandu dessus. Ça me semblait une bagatelle en comparaison du privilège de partager avec elle cette marche d’escalier mécanique.
« Ne vous inquiétez pas pour ça. »
Comme les gens en dessous de nous, nous entreprîmes à notre tour de descendre les marches d’une hauteur inhabituelle.
J’envisageai pour les écarter plusieurs façons d’engager la conversation. Elle m’attirait comme aucune femme ne m’avait attiré depuis longtemps. J’avais envie de passer la nuit à danser avec elle, de l’enlever dans mes bras, de rire avec elle, pleurer avec elle, de lui tenir une conversation gaie, brillante, pleine d’esprit. D’accord, je n’aurais pas non plus refusé de coucher avec elle. Mais pour arriver à tout ça, il fallait que je commence par l’enchanter, la fasciner par mon esprit, lui offrir quelques-unes de ces répliques sublimes que les vedettes de l’écran savent si bien envoyer dans les comédies un peu dingues.
« Vous habitez par ici ? » Introduction brillante numéro 192. J’en ai un million à votre service.
« Mm-mmm. À Menlo Park.
— Je ne connais pas le coin. Je ne suis venu ici qu’une ou deux fois et je n’ai pratiquement jamais quitté l’aéroport. » Vous me ferez visiter la ville ? Mais je ne pouvais pas me résoudre à lui demander ça. Nous avions fini par nous trouver un petit havre de calme au milieu du fleuve déferlant de l’humanité. Il fallait presque se parler en criant.
« C’est de l’autre côté de la baie de San Francisco. Sur la péninsule. Je prends le métro pour travailler.
— Le BART ? »
À nouveau, cette même pause ; l’air interdit, comme si des bandes d’ordinateur se dévidaient sous son crâne et puis, bingo :
« Ah oui, bien sûr, le Bay Area Rapid Transit [12] Le Réseau Express Régional de la Baie de San Francisco. (N.d.T.)
»
Un silence embarrassant commençait à s’instaurer entre nous. J’avais le sombre pressentiment qu’elle m’échapperait bientôt à moins que Cary Grant ne vole à mon secours avec une réplique bien tournée.
« Alors vous devez bien connaître l’est de la baie.
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Je me demandais si vous connaîtriez un bon restaurant. Les seuls que je connaisse sont autour de l’aéroport.
— Je me suis laissé dire qu’il y en a des sympas du côté de Jack London Square. »
Elle était plantée là, à me sourire. J’hésitai encore – sans blaguer, je suis toujours emprunté avec les gens dont je viens de faire la connaissance, sauf dans le cadre du boulot. Mais elle n’était manifestement pas pressée d’aller où que ce soit, alors tant pis :
« Dans ce cas, voulez-vous dîner avec moi ?
— J’ai bien cru que vous ne vous décideriez jamais. »
Son sourire était meilleur que des amphés et pire que de l’héroïne. Je veux dire, bon, je me sentais comme si j’avais été piétiné par un éléphant et voilà que tout à coup on était ensemble, et c’était exactement comme d’avoir de nouveau vingt ans et de s’éveiller à l’instant d’une bonne nuit de sommeil.
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