Nous avons tenu notre réunion nocturne – la première d’une longue série – peu après cette première audition de la bande du 747.
On fit de notre mieux pour entasser tout le monde dans la plus petite des deux salles allouées par l’aéroport. Il devait bien y avoir plus de cent personnes autorisées à y assister. J’ai bien peur d’avoir somnolé le plus clair du temps, mais je suis capable de dormir les yeux ouverts si bien que personne n’a remarqué. J’espère.
Les réunions nocturnes sont une constante dans n’importe quelle enquête. Tous ceux qui ont travaillé sur la catastrophe se retrouvent et comparent leurs notes. C’est là qu’on prend les décisions sur les voies à suivre.
Tout le monde s’accorda pour estimer que l’ordinateur de Fremont – c’était là que se trouvait le C.C.R. [9] C.C.R. : Centre de Contrôle Régional : Centre radio et radar chargé d’assurer la sécurité des routes aériennes. Son équivalent américain est le : A.R.T.C.C. : Air Route Traffic Control Center : (Centre de contrôle de la circulation aérienne).
d’Oakland – devrait être examiné par une équipe d’experts. Tom avait déjà quelques noms en tête. Sinon, c’était essentiellement affaire de confirmer des choses déjà faites et de redire à tout le monde de continuer dans la même voie. Bien des aspects pratiques d’une enquête exigent beaucoup de temps.
Cela fait, la réunion aurait pu s’éterniser encore dix heures. C’est le propre à toute réunion si on laisse faire. Mais dans le stade préliminaire de l’enquête, j’ai toujours considéré que c’était brasser du vent. Ultérieurement, quelques rencontres plus longues se révéleraient nécessaires, mais quand je vis à ma montre que celle-ci durait déjà depuis deux heures d’horloge, j’y coupai court en demandant à tous ceux qui ne travaillaient pas effectivement dans le hangar de sortir pour aller prendre un peu de repos.
Certains n’apprécièrent pas, mais ils n’avaient guère le choix : C’était mon enquête. Peut-être que sur le papier, c’était celle de C. Gordon Petcher mais sur le terrain, c’était moi qui menais le bal. Et à propos de ce bon vieux Gordy…
Briley vint à moi comme tout le monde sortait en traînant les pieds, l’air d’avoir de mauvaises nouvelles. Je le mis à l’aise :
« Je suis déjà au courant. Gordy a raté le vol du soir. Il se pointera demain matin. J’ai entendu qu’il avait tenu une conférence de presse à Washington.
— C’est ce qu’on m’a dit.
— Ça a dû être du joli. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lui parler alors je me demande ce qu’il a bien pu leur raconter…
— … Qu’on avait la situation bien en main, je suppose. Comme vous allez devoir le faire d’ici une vingtaine de minutes. »
Je grognai, mais je m’y étais déjà résigné. On avait promis aux journalistes une conférence. Dans mon idée, ça allait se résumer à une simple occasion de gâcher de la pellicule. Ils auraient quelques images de moi pour illustrer leur journal du soir. Je n’avais certainement pas grand-chose à leur raconter.
J’ai horreur de l’inefficacité. Il faudra que vous cherchiez un bon bout de temps avant d’en trouver un meilleur exemple qu’une conférence de presse.
Ce dédoublement d’efforts a déjà de quoi vous faire pleurer de rage. Est-ce vraiment nécessaire que le Rince-L’Œil vespéral de Kaukakee (Illinois) se croit obligé d’envoyer un cadreur couvrir une catastrophe aérienne en Californie ?
Et ce n’est pas seulement la télévision – même si chacune des principales chaînes des sept États voisins avaient installé une caméra. Tous les journaux étaient là, eux aussi. Et des reporters venus des Indes, d’Angleterre et du Japon, et pour autant que je sache, de Bali, des Maldives et du Kamputchea. Il y avait les envoyés spéciaux et les chroniqueurs. Il devait bien y en avoir une centaine rien que pour les revues d’aviation. Il y avait des scientifiques de toutes les universités de l’État. Il y avait les auteurs spécialisés dans le livre-document vite torché et les concepteurs publicitaires dont le boulot est de harceler les Patty Hearst, les Gary Gilmore ou quiconque captive durant quelques jours l’attention du pays, et de leur coller sur le dos un nègre-écrivain-scénariste chargé de pondre du livre d’élevage ou du téléfilm juteux. Ce sont des conditionneurs du désastre. D’ici deux mois, on pourrait voir le résultat de leurs efforts : « Les dernières secondes du vol 35 » et « Collision ! » et « Mont Diablo » et « Le Crash des Jumbos ».
Je me demandais qui ils allaient prendre pour jouer le rôle de Bill Smith.
J’aurais été aux anges si leur unique désir avait été d’aller patauger devant l’épave en pleine nuit, de la boue jusqu’aux genoux, le micro en main et l’air solennel. Mais non, ils avaient envie de me parler, à moi, et tout ce que j’aurais bien voulu savoir c’était : pourquoi ? Je n’avais strictement rien à leur raconter. Ils le savaient aussi bien que moi, mais il leur fallait tout de même leur cirque.
Je me retrouvai donc devant une forêt de micros, clignant des yeux sous le feu des projecteurs, et maudissant C. Gordon Petcher à qui aurait dû revenir ce boulot. S’il n’était même plus bon à ça, à quoi était-il bon ?
Je commençai par la formule habituelle selon laquelle il n’y aurait aucune déclaration sur les parties de l’enquête encore en cours. Puis je leur offris ce que je savais – et qu’ils savaient déjà tous. Ce n’était que la sèche litanie de l’origine des appareils, leur destination, l’heure de la collision et l’endroit où ils s’étaient écrasés. Je leur dis combien de passagers et de membres d’équipage s’étaient trouvés à bord de chacun des appareils (en définitive, nous étions parvenus au chiffre de 637 en tout), qu’il y avait à terre dix disparus, probablement morts, et dix blessés – tous atteints par des débris du DC-10. Jusqu’à nouvel ordre, les noms des victimes ne seraient pas rendus publics… Bref, vous complétez vous-mêmes. Vous avez pu déjà l’entendre au journal du soir. On n’avait pas encore pu déterminer les causes de la catastrophe.
Des questions ?
Eh bien, mon dieu, ne criez pas tous à la fois.
« M. Smith, est-il vrai que tous les membres de l’équipe de basket ont été tués ? »
Première nouvelle. C’était la première fois que j’entendais parler d’une équipe de basket. Il apparut en effet qu’une équipe universitaire s’était trouvée à bord du 747. Je dis au journaliste que s’ils étaient à bord, ils étaient certainement morts puisqu’il n’y avait eu, je le répète, aucun survivant. Combien de temps allais-je devoir le répéter ?
« Et le sénateur Gray ?
— Était-il à bord d’un des appareils ?
— C’est notre information.
— Je ne peux ni le confirmer ni l’infirmer. S’il était à bord, il est mort.
— Je parle de Mme le sénateur Eleanor Gray.
— Okay. Ce n’est pas mon rayon. La liste des victimes sera diffusée sitôt les identités confirmées. Question suivante. »
Ils me posèrent des questions sur le contrôle au sol et sur une éventuelle erreur de pilotage. Rien à déclarer. Ils voulaient en savoir plus sur les transpondeurs de bord. Rien à déclarer. Avez-vous parlé avec un nommé Donald Janz ? Rien à déclarer. Y a-t-il eu une défaillance d’ordinateur ? Nous l’ignorons. Rien à déclarer. Je ne saurais dire. L’enquête est en cours. Les recherches continuent. Pas à ma connaissance. L’enquête se poursuit.
Ce qu’ils étaient arrivés à faire, c’était à me transformer en l’un de ces visqueux personnages officiels qu’on voit au journal ou à « l’Heure de vérité » et qui ne s’engageraient pas à affirmer si oui ou non on est en décembre. Ils m’exaspèrent tout autant que vous et j’apprécie modérément qu’on me réduise à singer leur comportement. Mais vous savez, quand à une question de Mike Wallace, son interlocuteur lui répond : « C’est encore en discussion », ou autre formule du même acabit, il ne dissimule rien du tout. Il ne peut tout simplement pas parler. Ce serait déplacé. De même, toute déclaration publique de ma part lors de cette conférence était susceptible de porter préjudice à des innocents.
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