Lundi 12 décembre, aéroport international d’Oakland.
J’y suis allée déjà ce jour-là, de huit à neuf heures du matin, mais pour moi, c’était presque avant hier. Il fallait que je garde ce détail en tête car pour Bill Smith, ça ne faisait qu’un écart de cinq heures. Il était donc susceptible de me reconnaître s’il avait la moindre mémoire des visages. Je devais le supposer car mon visage et mon corps sont on ne peut plus mémorables.
La Porte me déposa dans une pièce peu fréquentée à l’intérieur de l’aérogare. J’avais quelque peu discuté… je me demandais si réellement ils avaient recalibré la Porte aussi finement qu’ils le prétendaient. Mais au bout du compte, j’avais laissé Lawrence en faire à sa guise, après tout c’est lui l’expert. Arrivé à un certain point, il faut bien se fier à l’opinion d’un spécialiste. Je ne considérais pas ce point comme suffisamment important pour exiger dessus un « consensus ».
Il avait finalement eu raison. J’étais à quinze centimètres de l’endroit qu’il avait visé. Et la Porte était apparue en silence comme Lawrence me l’avait garanti. Je jetai un rapide coup d’œil circulaire pour m’assurer que je n’avais pas été observée et descendis le corridor en direction de la salle allouée au N.T.S.B. pour ses réunions privées.
Mon chemin me fit traverser la majeure partie du terminal, qui était bondé. Ça allait empirer dans les prochains jours. Nous étions au milieu de la période de fête dite de Noël et qui semblait prendre tout le mois de décembre. Il y avait un arbre gigantesque décoré de lumières et divers autres ornements accrochés aux façades. Noël était une période pour dépenser de l’argent, voyager, et se saouler. Il s’était agi à l’origine de célébrer la mort de Jésus-Christ, mais dans les années 1980, tout cela avait été largement oublié et s’y était substitué un nouveau totem, vêtu d’un costume rouge et portant une fausse barbe.
Tout le monde autour de moi avait une mine plutôt lugubre – en accord avec l’air du temps : les plus lugubres d’entre les lugubres s’amassaient autour d’un guichet qui vendait des assurances-vie. Il ne devait pas y avoir grand monde dans l’aérogare qui n’eût pas en tête la récente catastrophe aérienne. Bon nombre des passagers avaient décidé d’acheter une police d’assurance – qui à vrai dire n’assurait rien du tout et se résumait au bout du compte à un simple pari sur votre survie passé avec une grande compagnie : pour gagner, vous deviez mourir. Peut-être que ça m’aurait paru plus cohérent si j’avais escompté avoir une descendance.
Parvenir à la réunion ne présentait aucune difficulté : Je dus franchir plusieurs portes marquées : accès réservé au personnel autorisé, et à un moment, je dus affronter un garde du corps posté là pour écarter les journalistes et autres importuns. Mais j’étais littéralement bardée de pièces d’identité, je portais les vêtements qui convenaient et je connaissais tous les noms qu’il fallait lâcher. Nous avions soigneusement épluché l’organigramme de l’enquête et nous savions qui avait assez de poids pour se permettre d’enfreindre les règlements. Il me suffit donc de présenter vite fait ma carte d’identification et d’adresser au garde un éclatant sourire de mes dix-huit dents (à peu près) en lui annonçant que monsieur Smith m’attendait pour qu’il me laisse entrer.
Un rien de temps plus tard, j’étais ressortie.
Ma jolie petite robe était imbibée de café, mais j’étais assez contente de moi. Laurel et Hardy n’auraient pas fait mieux ; l’un des plus beaux gadins des annales : le plateau avait atterri exactement là où j’avais visé. Personne ne réécouterait cette bande de sitôt.
Cette bonne impression ne dura pas, toutefois.
Ce putain de voyage était bien le plus dingue de tous. Les deux fois précédentes, j’avais espéré récupérer le twonky et ainsi mettre un terme au paradoxe. Cette fois, tout ce que j’avais pu tenter, c’était de créer une diversion et sans doute en pure perte. Il y avait sur cette bande des choses sur lesquelles nous préférions ne pas voir M. Smith s’interroger. Nous avions estimé que plus tard dans la journée il les entendrait, moins il serait sur ses gardes et moins il serait susceptible d’y attacher une quelconque importance.
Même pour moi, ça me semblait bigrement tiré par les cheveux. Il y avait même le risque que l’outrance de mon comportement attirât au contraire son attention sur les paroles prononcées par DeLisle.
Une fois encore, ma seule consolation était qu’on n’avait rien d’autre. L’unique possibilité restante était la fenêtre C.
Et là aussi, il y avait quelque chose que je n’aimais pas. J’avais très nettement senti ces ficelles, là-bas dans la salle. Les ficelles tirées par le ou la marionnettiste du temps, Madame la Prédestination, le Professeur Destin, Karma, le Grand Magicien noir – quel que soit le nom qu’on veuille bien lui donner. Qui ou quel qu’il fût, je me sentais manipulée entre ses mains.
Il y avait eu cet instant…
Accroupie par terre à côté de lui, tandis qu’il posait sur moi son regard perplexe…
Mais qu’est-ce que tu fous ici ? Je m’étais posée la question. Et pourquoi me regarde-t-il comme ça ?
J’étais en train de me faire avoir. Pas à tortiller. Impossible de voir le présent voyage autrement que comme une préparation à celui vers la fenêtre C. Ne baise pas avec lui à moins d’en avoir envie. Parle-lui de la gosse. Ce n’est qu’un légume .
Le marionnettiste tirait sans douceur. Et son nom était Sherman.
Je ne fus pas plus surprise de découvrir que Sherman avait changé. Je franchis la Porte et il m’attendait. Son visage ne sortait plus d’un dessin animé même s’il était loin encore d’être humain. Je m’étais plus ou moins attendue à le voir ressembler à Bill Smith – j’avais cru surprendre son fantôme dans sa première incarnation – mais non. Ce n’était qu’un androïde, mais cette fois du genre à prendre au sérieux.
Tout le monde d’ailleurs le traitait en conséquence. On s’écartait de son passage tandis qu’il me menait vers une pièce où nous pourrions discuter en privé.
« Comment ça s’est passé ? me demanda-t-il.
— Pourquoi ne me le dis-tu pas, tôt ?
— Fort bien. Tu as réussi à le distraire la première fois que les paroles de DeLisle sont apparues sur la bande. Il t’a vue de près et t’a reconnue. Ton visage est désormais irrémédiablement gravé dans son esprit. Il va toujours continuer à penser que les paroles prononcées par DeLisle à son retour dans le poste de pilotage étaient bizarres, mais qu’en fait ça n’était pas très important. Il n’aura pas de mal à écarter ce problème car désormais tout va l’y inciter. C’est Tom Stanley qui va résister le plus longtemps, mais en définitive il décidera, comme les autres, que DeLisle est simplement devenu fou.
— Je ne vais pas y aller, Sherman. »
Il poursuivit, comme si je n’avais rien dit.
« Le nouveau membre du Conseil, M. Petcher – ou plutôt Gordy, comme il préfère qu’on l’appelle –, ne sera pas en Californie dans la soirée du douze. À son plus grand déplaisir, M. Smith va devoir tenir une conférence de presse ce soir-là. Ce sera le vain exercice habituel. Smith n’a rien à leur fournir et ils vont le harceler avec leurs spéculations. Il va passer la soirée à leur dire qu’il n’a rien à dire.
— Je n’irai pas, Sherman.
— Durant cette conférence de presse, Smith va pour la première fois rencontrer, brièvement, M. Arnold Mayer, le physicien mystique, l’illuminé bien connu. Les questions de Mayer lui paraîtront idiotes, mais le visage et le nom resteront gravés dans son esprit. Ça ne ferait pas de mal qu’un autre nom, un autre visage, le marquent plus encore cette nuit-là. Nous faisons des progrès, Louise, mais nous sommes loin d’être sortis de l’auberge.
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