— Pas précisément. J’avais en tête son rôle en tant que sauveur de l’humanité. »
Je le regardai. Qu’on se souvienne qu’à ce stade, ses traits n’étaient qu’une simple esquisse, un croquis si inepte que Walt Disney avait dû s’en retourner dans sa suspension cryogénique. Certaines parties de son individu semblaient droit sorties du Magicien d’Oz . Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il grinçait en marchant, mais au premier coup d’œil on voyait tout de suite qu’il était le descendant en droite ligne d’un jeu vidéo de café. Et c’était cette entité qui se présentait devant moi comme le sauveur de l’humanité.
« Tu me permettras d’en douter.
— Peut-être, mais c’est la vérité. Le message de ma capsule temporelle était tout à fait circonstancié. Il retraçait les événements de ces derniers jours avec force détails et se poursuivait en décrivant les événements des… six prochains jours. L’ayant lu, je vis aussitôt ce que je devais faire – et quand le faire – pour sauver la race humaine. Jouant avec cette idée, je fus dès lors frappé par le parallèle avec l’histoire biblique de Jésus, peut-être est-ce hubris de ma part, et je n’ai pas l’intention d’insister trop là-dessus, mais si l’on veut bien considérer que le Grand Ordinateur est Dieu, alors il n’est pas déraisonnable de me voir – moi, le seul robot à jamais avoir reçu le message d’une capsule temporelle – comme son seul et unique fils, engendré, non pas créé.
— Et c’est toi qui étais censé me psychanalyser. Est-ce que tu t’es écouté ? Tu n’es pas plus unique qu’une Ford T. Un sauveur avec un numéro de série !
— Grand Ordinateur, pour Toi toute chose est possible ; décharge-moi de ce calice et qu’il en soit fait désormais non plus selon ma volonté, mais selon Ta volonté. »
Cette fois, j’aurais voulu avoir un cendrier ; malgré tout, je me retins de lui balancer la cigarette ; elle était à moitié fumée et c’eût été pécher que de gâcher du bon tabac.
« Je n’ai pas demandé à recevoir une capsule temporelle, Louise ; pas plus que toi. Tu joues tes cartes selon ta donne. Je dois en faire de même. »
Je restai un moment à fumer en silence, faisant mon possible pour déchiffrer ce masque qui lui servait de visage. Et je jure qu’au bout d’un moment, il finit par me sembler presque humain. Je me mis à le plaindre. Si la moitié seulement de ce qu’il disait était vraie, il avait hérité d’un fardeau considérablement plus lourd que le mien. Je lui demandai :
« Peux-tu m’apporter une preuve quelconque de ce que tu avances ?
— Aisément. Bien que je ne garantisse pas de pouvoir tout prouver. Tu es trop sceptique pour ça. Mais je peux te dire le contenu de ta capsule temporelle. »
Et il me l’énonça, mot pour mot. Je le laissai aller jusqu’au bout, y compris le passage sur la gosse et cette histoire de ne pas baiser avec lui sauf si j’en avais envie.
« Est-ce que je vais…
— C’est une des choses qu’il m’est interdit de te dire.
— Mais tu sais.
— Oui, je sais. »
Je l’observai encore. À quoi bon mentionner les dédales de probabilités, de mensonges et d’illusions entre lesquels dut naviguer mon esprit pendant que je t’étudiais ainsi car en fin de compte je me retrouvai à mon point de départ.
« Le Grand Ordinateur aurait pu te dire ce qu’il y avait dans ma capsule temporelle.
— Tu crois qu’il ferait ça ? Avec l’ordre strict du Conseil de n’en rien faire ?
— Je sais qu’il pourrait le faire, il est donc tout à fait possible qu’il l’ait fait.
— Merveilleux », dit Sherman, et il avait l’air sincèrement ravi. « Ton esprit soupçonneux te servira bien à l’avenir, tout comme il t’a déjà servi par le passé.
— Ce qui signifie que si ça ne me fait pas de bien ça ne peut pas me faire de mal ?
— Tout juste. » Il se pencha et me considéra en arborant la raisonnable approximation d’un air innocent. « Louise, je ne te demande pas d’aimer cette situation. Je ne l’aime pas moi-même.
— Toi ? Ou le Grand Ordinateur ?
— Il est parfois vain de vouloir établir une distinction. Mais j’éprouve effectivement des sentiments. Je n’ai pas à aimer ce que je dois faire et, en même temps, je sais fort bien que je n’ai pas d’autre choix.
« Des jours difficiles nous attendent. Nous nous dirigeons vers un désastre irrémédiable, totalement inévitable. Et pourtant, dans le même temps, il existe une issue. Nous ne pourrons l’atteindre tant que cette triste et désolante représentation ne sera pas achevée, mais, à la fin, je saurai mener l’humanité à la terre promise.
— L’humanité. Un chouette grand mot. J’ai bossé toute ma vie pour sauver l’humanité. » J’écrasai ma cigarette. « Mais et moi, alors ? » Je n’étais pas sûre d’avoir vraiment envie de le savoir, mais il fallait que je demande.
« Pour toi, Louise, tu connaîtras des moments difficiles. Je ne peux pas être plus précis. Mais, en définitive, il y aura un dénouement heureux.
— Pour moi ? » J’étais incrédule. Une fin heureuse. C’était bien la dernière chose à laquelle je pouvais m’attendre.
« Plus heureux que tu ne pourrais jamais l’escompter. Cela te suffit-il ? »
Pour quelqu’un comme moi, depuis toujours le cœur blindé, pessimiste dans l’âme, je suppose que c’était oui. Du moins ; je me sentais incontestablement mieux, même si pas un seul instant je ne pus m’imaginer une fin autre que douce-amère. Mais l’avantage d’être pessimiste, c’est que même ça, c’est déjà un progrès.
« D’accord, dis-je enfin. Mais tu t’emmêles avec tes allusions bibliques. Tu as dit que tu allais nous conduire vers la terre promise. Jésus n’a jamais fait une chose pareille. »
Sherman parut aussi surpris qu’un pape réputé infaillible tenant en main un ticket de tiercé perdant. Cela satisfaisait mon côté pervers ; je veux dire, peut-être que son histoire du futur n’avait pas inclus cette réplique-là.
« Appelle-moi Moïse », me répondit-il.
Ce fut donc la fenêtre B. La décision fut prise comme le sont beaucoup d’autres dans notre organisation sans formalisme : par consensus.
Il existait au XXe siècle une nation qui se faisait appeler la République populaire de Chine. C’était une dictature du prolétariat – expression symbolisant pour moi le pire de chacun des systèmes – dans laquelle les décisions étaient prises au travers des processus de critique autocritique, analyse dialectique et autres fariboles de la même eau. En théorie, la réponse qui en émergeait devait exprimer la volonté des masses. En fait, la Réponse Politiquement Correcte s’avérait toujours celle du Président, quelle que fût d’ailleurs l’identité de celui-ci.
Très tôt dans ma carrière au sein du projet, j’avais pu noter que, formalisme ou pas, les choses se réalisaient toujours d’une certaine manière. Je me mis à étudier ça. Et en faisant le rapprochement avec mes connaissances implantées concernant la République populaire au XXe siècle, je pus apprendre un certain nombre de choses sur le meilleur moyen de parvenir à un consensus : vous leur bottez le cul jusqu’à ce qu’ils se décident tous à agir dans le sens que vous désirez.
On botta donc quelques culs. Personne n’eut besoin de savoir que j’avais absolument exclu un retour vers la fenêtre C. Il se trouva simplement, une fois la poussière retombée, que la démarche évidente était de recourir à l’option B.
Je reconnais volontiers que l’absence d’objection de la part de Sherman m’y a aidée. Et je voyais bien qu’il risquait de se poser un problème pour peu que ce voyage échoue également et qu’il ne nous reste qu’une ultime solution, mais comme on dit dans le métier, demain, c’est demain.
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