— Je n’irai pas. »
Il me dévisagea un long moment, en silence. Enfin, il mit le bout des doigts en pont, en un geste terriblement humain, posa dessus le menton et se mit à se balancer. Et, vous me croirez si vous voulez, il poussa un soupir. Et dit :
« Parle-lui de la gosse, Louise. Ce n’est qu’un légume. »
Je me levai, prête à me jeter sur lui pour le démanteler, mais je suppose que me lever aurait été une erreur. Je m’évanouis.
12. Les Productions du temps
Témoignage de Bill Smith.
Ça donnait ça :
«… morts ! Ils sont tous morts, tous sans exception ! Ils sont carbonisés, Gil, tu entends : morts, mutilés et carbonisés ; tous mort… »
Puis l’appareil percuta la montagne et Wayne DeLisle n’eut plus l’occasion de rien dire.
La soirée était bien avancée lorsque nous pûmes enfin récupérer une bande suffisamment nettoyée et filtrée pour permettre de distinguer clairement ces paroles. Quand le technicien coupa le magnéto, tout le monde resta d’abord silencieux un moment.
Je serais bien incapable, ne serait-ce que d’évoquer l’horreur qui habitait cette voix. Cela transparaissait pourtant, malgré la piètre qualité technique de l’enregistrement.
Dire que nous étions choqués serait une litote. Aucun d’entre nous n’avait jamais entendu ça sur une bande de C.V.R. La peur, la tension… certainement. Ce ne sont pas des robots, les gens qui pilotent ces avions. Ils essaient bien de dissimuler leurs émotions dans un moment pareil – je suppose que c’est un réflexe – mais elles transparaissent.
Non, ça ne rimait à rien. Même si j’ai fini par m’attendre à un comportement héroïque – ou du moins, stoïque – à l’écoute d’une bande de C.V.R., y déceler de la panique ne m’étonnerait que médiocrement. Les pilotes sont des gens comme vous et moi. Ils souffrent de problèmes mentaux, de problèmes d’estomac, de problèmes conjugaux. Ils deviennent dingues, peut-être, mais rarement à la suite d’une alerte en vol.
Ils n’en ont tout simplement pas le temps. Même les passagers ne craquent pas aussi vite. Contrairement à ce que vous avez pu voir dans les films du genre Airport, dans les premiers instants qui suivent une collision, quelques passagers vont peut-être réagir en criant et en s’agitant, mais, en général, ça se tasse très vite. Par la suite, la tendance dominante est plutôt à rester amorphe, apathique sur son siège. Ils ne savent plus quoi faire. La réponse ordinaire, à bord d’un avion, est de ne rien faire du tout. Ils deviennent dociles, malléables, prêts à faire tout ce que les hôtesses et les stewards leur diront. C’est uniquement si l’alerte se prolonge et que leur cervelle de piaf a le temps de leur souffler une initiative personnelle qu’on a dans ce cas tout intérêt à les surveiller.
Wayne DeLisle ne pouvait simplement pas être devenu dingue aussi vite.
En l’espace de trente-trois secondes, de pilote compétent, de gars responsable tout prêt à déboucler sa ceinture pour aller se balader dans une carlingue qui tournait et valdinguait comme un caillou dévalant une colline, rien que pour voir s’il pouvait être utile aux passagers, il se serait mué en un… oui, un dégonflé, baragouinant et beuglant qu’ils étaient tous carbonisés. Morts et carbonisés ?
On passa un bout de temps à en discuter.
Jenny : « Peut-être bien qu’ils étaient tous morts. Il y a des indices d’une brèche possible dans le fuselage. Nous avons découvert des corps et des débris à bonne distance du site principal. » Le verdict sur ce point fut rapidement prononcé ; même Jenny ne s’y tint pas longtemps. Si une dépressurisation s’était produite en cabine, elle aurait soufflé la porte d’intercommunication et sans doute DeLisle avec. Une partie des passagers aurait été aspirée par la brèche, mais la majorité n’aurait pas souffert. Ils n’étaient qu’à cinq mille pieds – moins de deux mille mètres d’altitude – donc la décompression n’était pas un problème, ni le manque d’oxygène.
Craig : « Il a dit également qu’ils étaient carbonisés. Peut-être y a-t-il eu un incendie dans la cabine avant qu’il y pénètre. »
Eli : « Dans le salon des premières ? Je ne marche pas. D’après tout ce que j’ai pu voir, l’incendie semble s’être confiné aux réacteurs… peut-être les ailes, mais certainement pas plus loin. Du moins, jusqu’à l’écrasement au sol. Où l’ensemble s’est embrasé. Je ne vois pas comment un feu d’aile pourrait se propager aussi loin aussi vite. »
Craig : « Peut-être était-ce en bas. Peut-être est-il descendu en classe touriste. »
Tom : « Dans un 747 ? Écoutez, nous partons de l’hypothèse que la cellule n’a pas été perforée, autrement on l’aurait entendu sur la bande. Ça fait quand même un putain de toucan. »
Jerry : « On aurait pu ne rien entendre si le trou était à l’arrière. »
Tom : « Ouais, mais comment fait-il dans ce cas pour aller là-bas ? Traverser le salon des premières, descendre l’escalier, redescendre toute l’allée de la classe touriste puis refaire le même chemin en sens inverse jusqu’au poste de pilotage et le tout en trente-trois secondes ? Pas dans cet appareil. Ce serait déjà un miracle qu’il ait pu parvenir au bas des marches sans se rompre le cou. »
J’étais d’accord. Ils auraient eu moins de mal à se tenir en équilibre sur le grand huit.
« Donc, dis-je, on peut postuler qu’il n’est guère allé plus loin que la cage d’escalier. Il semble déraisonnable d’imaginer qu’il ait pu voir autre chose qu’un tas de gens affolés. »
Carole nous interrompit après que la conversation se fut encore poursuivie quelque temps sur ce ton.
« Les gars, vous allez bien devoir apprendre à vous résoudre à l’évidence.
— Qui est ? voulut savoir Jerry.
— … Qu’il est simplement devenu fou.
— Je croyais que vous autres les psychologues, vous n’aimiez pas ce mot ? »
Elle haussa les épaules. « Je n’ai aucun préjugé contre quand c’est le plus simple qui convienne. Mais si je l’ai employé, c’est pour vous mettre le nez dessus. Je sais que vous refusez de croire qu’un pilote puisse craquer de cette façon et j’admets volontiers que le cas soit rare. Mais vous avez tous fort bien démontré que lorsqu’il est retourné dans la cabine des premières, il ne peut y avoir vu que des gens paniqués, en aucun cas des corps carbonisés. »
Protestation de Tom : « Mais il a bien dit qu’il avait vu…
— Il n’a pas dit qu’il avait vu quoi que ce soit. Il n’est pas question là d’un témoignage oculaire fiable. Mais plutôt de l’ultime vision d’un homme poussé au-delà de ses limites. Il a dit qu’ils étaient tous morts et carbonisés. Nous avons là un homme entraîné à piloter un avion, mais qui ne peut le faire puisque ce n’est pas le sien. Mais il en sait plus que les passagers. Il a d’autant plus raison de paniquer qu’il les sait tous perdus. Il a pu regarder la réalité que Gil Crain et les autres pouvaient persister à nier car eux, ils pouvaient encore y faire quelque chose. Lui, il a simplement renoncé et dit ce qu’il savait être inéluctable : qu’ils allaient tous mourir. Et il avait raison. »
Personne ne l’avala de bon gré, mais cela mit un terme à la discussion – provisoirement, du moins. Carole était l’experte en facteurs humains. En y repensant, je devais bien admettre que la raison principale à ma réticence à accepter son explication était justement celle qu’elle avait mentionnée : je me refusais à croire qu’un pilote pût perdre les pédales aussi vite. Mais ça devait bien avoir été le cas.
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