Et une fois encore, il y avait eu des changements durant ma brève absence.
Apparemment, à peine mon équipe avait-elle franchi la Porte que quantité de choses étaient soudain devenues plus claires dans les cuves des scanneurs temporels. La censure était partiellement tombée et les opérateurs pouvaient désormais discerner des séquences restées auparavant obscures. L’une des premières choses était que Smith avait pénétré dans le hangar à 22 h 30. Ils furent même capables de le voir découvrir le paralyseur, le ramasser et se mettre comme un imbécile à farfouiller dedans. Toute la suite s’était déroulée de manière fort similaire à la description de Minoru. Mais bien sûr, à ce moment, il était trop tard pour nous rappeler.
Martin était dans tous ses états, à essayer de comprendre pourquoi la censure temporelle était en train de se lever. Je ne pouvais certainement pas l’aider. Je n’ai jamais été une théoricienne. Si j’avais une opinion en la matière, c’était simplement que Dieu avait lui aussi ses coups, qu’il nous jouait ses petits tours en douce. Libre arbitre, mon œil !
L’autre grand changement, c’était Sherman : sa bouche était à présent une création beaucoup plus réaliste. Il avait également ajouté un nez à ses prouesses faciales. Il était encore loin de pouvoir passer pour un être humain même par une nuit sans lune, mais il était devenu du moins un intéressant humanoïde.
Je n’arrêtais pas d’observer sa bouche. Je finis par me convaincre qu’il n’y avait franchement aucune ressemblance. Il fallait être un zombi effrayé, obsédé, acculé et émotionnellement épuisé pour vouloir lire un sourire en coin sur ces traits de plastique.
J’étais la seule à simplement envisager la fenêtre B. Je n’avais encore révélé à personne que j’avais personnellement éliminé la D, ce qui rendait ma position difficile à défendre. Tout le monde comptait sur l’aide de Sherman. Il restait coi.
Puis on apprit que j’étais à nouveau convoquée devant le Conseil si bien que la décision fut remise. Martin et Lawrence admirent que ce retard était le bienvenu car ils désiraient tester leur équipement temporel. L’objectif était de créer un univers statistique ayant quelques traits en commun avec l’univers « réel » – quoi que ce terme pût signifier à présent. Ils savaient qu’ils ne pouvaient plus examiner le passé ni savoir avec certitude si ce qu’ils observaient était le réel ou bien une probabilité, mais ils espéraient au moins être capables d’exprimer les choses sous la forme de pourcentage. Je trouvais que ça serait chouette, surtout si c’était encore moi qu’ils comptaient expédier. Jusqu’à présent, on s’était gourrés tout au plus de quatre cents mètres dans une dimension spatiale et d’une heure sur la dimension temporelle. Martin m’avait un jour confié que pas moins de douze dimensions étaient impliquées dans la manœuvre de la Porte. Je n’avais aucune envie de me gourrer sur l’une des dix restantes.
La seconde réunion avec le Conseil était de la même eau. Je leur présentai par deux fois ma démission et je crois que la seconde, ils ont bien failli l’accepter. Je leur répétai une fois encore que cette mission était vitale pour le succès du projet, mais je soupçonnais l’argument de commencer à faire léger.
Je fus incapable de suivre la plus grande partie de la discussion. Elle était essentiellement d’ordre technique et me passait loin au-dessus de la tête. Le reste semblait lié aux problèmes politiques internes au Conseil. Il y avait au moins trois factions – à vrai dire, c’était peu pour un groupe de cette taille – et l’une d’elles ne cessait d’osciller. Au bout du compte, ils m’autorisèrent un autre voyage.
Martin avait surmonté son dégoût de la salle du Conseil et m’avait accompagné lors de cette seconde entrevue. Il dit aux conseillers que rien ne pourrait être entrepris avant au moins 10 heures. J’adressai une prière de gratitude silencieuse aux dieux s’ils existaient. Je n’avais pas eu un seul instant de repos depuis près de deux jours.
Et j’avais besoin de parler à Sherman.
Sherman dit : « Appelle-moi Jésus. »
Je lui balançai ma cigarette – simplement parce que je n’avais rien de plus lourd sous la main. Le mégot ne l’atteignit même pas. Il y a un petit laser dans un coin de ma chambre, couplé à un petit radar et un petit cerveau ; il repéra le mégot, et le pulvérisa en plasma avant qu’il ait parcouru cinquante centimètres. Je sais, je sais, que va encore inventer la science moderne, mais ça bat à plate couture les bons vieux cendriers.
« Attends une minute, que je t’appelle une ambulance.
— Il y a certaines choses qu’honnêtement je ne peux pas te dire, Louise.
— Qu’est-ce que tu peux me dire, alors ? »
Il parut y réfléchir un instant.
Je lui soufflai : « Ton message t’a-t-il vraiment dit que tu ne devais en révéler à personne la teneur ?
— Oui. Avec certaines exceptions.
— Comme ?
— Comme toi. Je suis autorisé à te dire certaines choses. À certains moments.
— Pour me manipuler ?
— Oui.
Je le considérai, interdite, et il me rendit mon regard. J’admets à son crédit qu’il n’en paraissait pas plus fier.
« Il y a tellement de niveaux…, commençai-je.
— Oui.
— Enfin, que tu déclares – que tu reconnaisses devant moi – que tu peux me dire certaines choses à certains moments, dans un but de manipulation… c’est déjà de la manipulation.
— Oui.
— Ça me donne une telle impression de… de responsabilité ! Je sais que tu te sers de moi et je suis forcée de supposer que c’est pour une bonne raison, donc je devrais faire ce que tu veux que je fasse… mais comment puis-je le savoir ?
— Tu n’as qu’à te comporter naturellement. Faire ce que tu aurais fait en temps normal.
— Mais ce que tu viens de me dire altère les termes de l’équation. Maintenant que je sais que tu me guides – même de manière subtile – le simple fait d’en être consciente me pousse à agir autrement que si…» Je m’arrêtai en bafouillant. Il me considérait toujours du même regard candide.
« Je dois donc supposer que toutes ces strates de confusion font simplement partie de ton plan, quel qu’il puisse être…» Une fois encore, je tournais en rond.
« Oh, et puis va te faire foutre.
— Merveilleux », et il se frotta les mains. « Te voilà revenue à de saines dispositions. »
Je ne pus que sourire.
« Je m’en vais te faire fondre et, avec les bouts, je me fabriquerai une boîte en fer-blanc et après je donnerai des grands coups de pied dedans…
— Bien, bien, déballe tout !
— Ta mère était une vulgaire rôtissoire et ton père un distributeur automatique.
— Mon Dieu, mais c’est que ce programme du XXe fait des merveilles. Tous les petits détails vrais de la vie quotidienne au bout des lèvres. »
Je le gratifiai de quelques autres insultes en langue moderne, mais c’était en vain et le cœur n’y était plus. On ne peut pas discuter avec Sherman. Le simple fait d’essayer est déjà frustrant et c’était bien la dernière chose dont j’avais besoin. Aussi essayai-je de me purger l’esprit de toutes ces idées pour repartir de zéro.
« Bon, d’accord. Jésus, c’est toi. Vas-tu me dire ce que tu entends par là ?
— Oui. Jésus-Christ était une figure mythique primordiale au XXe siècle, le Fils de l’Être Suprême, adoré par une secte dont les principaux fétiches étaient une croix, un calice ou Graal et…
— De la couille, oui. Je sais tout ça. Leur grand thème c’était : “il est mort pour la rémission de nos péchés”. » Je pris un air encourageant : « Et alors, c’est ce que tu avais en tête ?
Читать дальше