Les ennuis commencèrent en gros de la même façon : le commandant Crain voulut d’abord contester l’ordre de Janz, vu que pour lui il ne rimait à rien, mais je savais qu’il n’aurait pas hésité longtemps. Il devait supposer en effet que le contrôleur au sol, assis derrière son écran radar, en savait certainement plus sur la situation que lui, Crain, perdu dans une formation nuageuse, une épaisse purée de pois derrière son pare-brise.
L’ambiance dans le poste de pilotage devint aussitôt silencieuse et affairée.
Crain dit : « Je me demande ce qui lui est passé par la tête. » Il commença de dire autre chose puis s’interrompit. Le bruit s’amplifia au moment de la collision. Apparemment, l’équipage n’avait même pas eu le temps d’apercevoir l’autre appareil. Du moins ne l’ont-ils jamais mentionné.
Quelqu’un cria quelque chose puis tout le monde se mit à l’œuvre pour maintenir en vol l’appareil désemparé.
Nous les écoutâmes pendant que trois d’entre eux s’affairaient. Ils suivaient les consignes : Crain testait les commandes, pour voir ce qui lui restait, répétant à voix haute chacune de ses manœuvres, et graduellement, il parut manifester un certain optimisme. Son appareil perdait toujours de l’altitude, mais il se battait pour lui relever le nez et pensait avoir assez de ressources pour le redresser. Dans l’état de mes connaissances, je ne lui donnais pas tort, mais je savais également une chose que lui ignorait et c’était qu’il n’avait plus de gouvernail et que droit devant se trouvait une montagne qu’il ne pourrait pas éviter. Et puis j’entendis DeLisle.
« Remontez un peu plus haut sur la bande, demandai-je. Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Quelque chose comme “voir les passagers” », suggéra quelqu’un. La bande redémarra et l’on entendit Gil parler de la commande du gouvernail. Je me penchai en avant pour mieux saisir la réplique suivante qui allait être celle de DeLisle lorsqu’une voix me parla à l’oreille :
« Voulez-vous un café, monsieur Smith ? »
Je l’avais encore ratée. Je me retournai, furieux, prêt à gueuler qu’on fasse sortir cette connasse… et me retrouvai nez à nez avec mon hôtesse-star de ciné du hangar. Elle avait un sourire superbe, aussi innocent et candide que celui d’une sainte. Je trouvai ça plutôt bizarre, venant de quelqu’un qui avait détalé comme un voleur la dernière fois qu’on s’était vus, quelques heures à peine plus tôt.
« Qu’est-ce que vous fichez…
— Il a dit : “Je vais aller voir les passagers” », m’informa Jerry, sur mon autre côté. « À ton avis, pourquoi… Bill ? Est-ce que tu écoutes ? »
Une partie de moi-même avait écouté, mais le reste était sous le charme de cette fille. J’étais partagé en deux. Je regardai Jerry, puis la fille, qui s’éloignait déjà avec son plateau et ses tasses.
« À ton avis, pourquoi aurait-il dit ça ? répéta Jerry. La situation était déjà suffisamment difficile.
— On le verrait plutôt en train de resserrer sa ceinture », renchérit quelqu’un. Toute mon attention s’était reportée sur ce problème. Je remarquai :
« Il ne sert pas à grand-chose de se demander pourquoi il est parti. Aucune tâche ne le retenait dans le poste de pilotage, donc on ne peut rien lui reprocher. Il était un poids mort, mais peut-être estimait-il pouvoir aider les agents de bord en cabine.
— Je suis simplement surpris qu’il y ait pensé si vite, intervint Craig.
— Pas moi, dit Carole. Réfléchissez un instant : lui, un pilote, il se trouve dans un poste de pilotage où il est inutile. Tout dans son entraînement lui demande de faire quelque chose, mais c’est le boulot du commandant. Puisqu’il a été formé à secourir les passagers, il sort du poste de pilotage où il ne peut être d’aucune aide et réintègre la cabine où il peut faire quelque chose. »
J’acquiesçai. Ça se tenait. Tom aussi était d’accord.
« Ça pourrait coller, dit-il. Mais du point de vue du règlement, il ne fait pas partie de l’équipage et son premier réflexe aurait dû être de faire ce qu’on lui demandait et non de décoller de sa propre initiative. Il aurait dû attendre les ordres de Crain.
— Crain était bien trop occupé pour émettre des suggestions. »
On en discuta encore quelque temps jusqu’à ce que je rappelle tout le monde à l’ordre : « Continuez la bande. »
Celle-ci durait plus longtemps que l’autre. C’était pis en un sens. On sentait bien que Gil croyait vraiment s’en tirer. Il annonçait les relevés de l’altimètre et ceux-ci semblaient se stabiliser. Son angle d’attaque s’améliorait. Son copilote lançait des appels, à la recherche d’un endroit où se poser en catastrophe ; il se demandait s’ils pourraient atteindre les hauts-fonds de la baie, le fleuve Sacramento ou une autre étendue d’eau ; ils parlaient de champs et de routes de campagne… et soudain l’alarme de proximité du sol se mit à beugler. Et la montagne était là.
Elle aurait été déjà dure à éviter même avec un gouvernail. Crain essaya tout ce qu’il avait à sa disposition, toutes ses gouvernes d’attitude : déporteurs, ailerons, volets, élevons, cherchant désespérément à faire basculer l’énorme bête. Le dialogue dans l’habitacle devint encore plus rapide, mais toujours aussi discipliné, tandis que s’échinaient Crain et son équipage.
Il décida de relever le nez, d’abaisser les volets, réduire les moteurs pour essayer de plaquer l’appareil au sol, l’aplatir sur le flanc de la colline, en espérant qu’il ne glisserait pas trop bas. Dès ce moment, il avait éliminé les solutions favorables et semblait uniquement préoccupé désormais de limiter la casse.
Et là, on entendit un bruit des plus surprenants : quelqu’un hurlait dans le poste de pilotage. J’étais pratiquement certain que c’était une voix d’homme et le cri était hystérique.
Les mots déferlaient maintenant presque trop vite pour être compréhensibles. Je me retrouvai assis tout au bord de la chaise, paupières serrées, dans un effort désespéré pour tâcher de percevoir ce que disait la voix. Je l’avais déjà identifiée comme étant celle de DeLisle. Il était revenu.
Mais pourquoi ? Et qu’est-ce qu’il disait ?
C’est à ce moment-là que la bande s’arrêta brutalement tandis que quelque chose de pesant me heurtait de côté. Je sursautai de surprise, rouvris les yeux et regardai entre mes jambes. Il y avait une tasse en plastique renversée. Le café chaud imbibait mon pantalon.
« Je suis tellement confuse… oh ! mon Dieu ; tenez, laissez-moi vous aider… Oh ! je suis une telle gourde, pas étonnant qu’ils n’aient pas voulu de moi comme hôtesse ! »
Et elle continua un moment sur ce ton, accroupie à côté de moi, sans cesser de m’éponger l’estomac à l’aide d’un mouchoir minuscule.
Un instant, je restai désemparé. La seconde d’avant, totalement absorbé par ces pauvres gars dans leur poste de pilotage et puis, brusquement, en prendre (littéralement) plein la gueule pour pas un rond. Elle était à quelques centimètres de moi, me dévisageant avec un drôle d’air, et elle me caressait les cuisses avec son mouchoir humide. Je ne pouvais que la fixer, muet. « Ça va, ça va, finis-je par dire. Un accident, ça peut arriver.
— Oui, mais c’est toujours à moi que ça arrive », fit-elle d’un ton plaintif.
Pour un accident, c’était un sacré bel accident.
Elle avait trébuché sur le cordon secteur, d’où l’arrêt brutal du magnéto. Son plateau était parti d’un côté et elle, une tasse dans la main, de l’autre. Elle avait atterri par terre près de moi tandis que le plateau avait achevé sa trajectoire en répandant son contenu sur la machine.
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