— Eli dit qu’il a déjà vu ça, m’interrompit Tom.
— L’a-t-il rapporté ? » Je veux dire, Eli était un ami, mais il y a des limites.
« Il dit que oui. Il ne l’a vu qu’une seule fois, mais il a entendu parler de deux ou trois autres cas semblables. C’était simplement un de ces petits pépins que personne n’a jamais pris la peine de résoudre. Tu sais, le problème général de la surcharge des ordinateurs fait oublier ce genre d’anicroche particulière. Il y en a un dossier entier à Washington.
— Tu l’as vu ?
— Ouais. Je me suis même amusé à chercher une solution, mais je ne sais pas si ça marcherait. Faute de matériel neuf.
— Ça signifie ?
— C’est un coup d’une fois sur un million : ça peut arriver lorsque deux appareils sont dans le même secteur du ciel et à la même distance de l’antenne du radar. La station au sol interroge les répondeurs de bord, ceux-ci répondent effectivement et les deux signaux atteignent le sol au même instant. Il faut que ce soit vraiment ric-rac, au millième de seconde. Et alors, parfois, dans ce cas seulement, il arrive que l’ordinateur se plante : il confond les deux signaux et n’affiche pas les bons chiffres sur l’écran. Selon le vieux principe de programmation : erreur en entrée, erreur en sortie. »
Je savais de quoi il parlait, mais je n’étais pas sûr qu’il eût raison. Contrairement à ce qu’on a pu vous raconter, les ordinateurs ne sont pas malins. Ils sont simplement rapides. On peut les programmer pour agir intelligemment, mais c’est en fait le programmeur qui est intelligent, pas la machine. Pourvu que vous lui laissiez assez de temps pour ruminer dessus, un ordinateur résoudra n’importe quel problème. Et vu que pour lui, longtemps ça représente autour d’un millionième de seconde, il donne effectivement l’illusion d’être malin.
« D’accord, dis-je. Donc les informations reçues par l’ordinateur étaient erronées, ou tout du moins susceptibles d’induire en erreur. Un ordinateur de centre de contrôle aérien ne devrait pas accepter une information manifestement erronée.
— Mais en l’occurrence, était-ce si manifeste que ça ? Et n’oublie pas qu’il était en rideau. Peut-être qu’il repartait de zéro, auquel cas le changement de position des deux appareils pouvait apparaître parfaitement raisonnable.
— Ça aurait dû être évident.
— Bon, fit Tom avec un soupir, ça aurait effectivement paru évident aux nouveaux ordinateurs et pour commencer, ils ne seraient pas tombés en panne. »
Je le dévisageai un moment et durant ce moment il continua de mâchonner son hot-dog qui semblait manifestement plus coriace que n’importe quel hot-dog digne de ce nom.
« Tu dis que les nouveaux ordinateurs auraient pu maîtriser ça ?
— Fichtre oui. Ils le font tous les jours. Ceux qu’on a installés. Merde, il y a sept ou huit ans, on avait déjà des bécanes qui ne se seraient pas foutues dans le pétrin où s’est mise celle-ci.
— On aurait dû insister plus.
— Jusqu’à quel point peux-tu insister ? »
Il évoquait une réunion qui s’était tenue six mois plus tôt. À cause d’un ordinateur en surcharge dans le secteur aérien de Boston, une situation s’était créée qui avait attiré notre attention. En l’espèce, il n’y avait pas eu de collision. Simplement, les deux appareils avaient joué au « premier qui craque est un pleutre » avant qu’un des pilotes ne tire le manche à temps. Si bien qu’une fois encore on avait reposé la question du remplacement des ordinateurs.
La plupart des ordinateurs de la F.A.A. [8] F.A.A. : Fédéral Aviation Administration ; (ex-Federal Aviation Agency) : Bureau fédéral de l’aviation, organisme gouvernemental chargé d’assurer la sécurité et le respect de la réglementation en matière d’aviation civile.
avaient été achetés et installés en 1968. Quelqu’un avait eu ce qui avait paru une excellente idée à l’époque, à savoir d’acheter le matériel au lieu de le louer. Tant et si bien que le gouvernement américain s’était bientôt trouvé posséder l’équivalent de plusieurs millions de dollars en ordinateurs – dont il avait en plus la charge et l’entretien.
Les années passèrent.
Si vous vous y connaissez un peu en informatique, vous savez qu’un ordinateur construit il y a dix ans pourrait tout aussi bien dater de l’âge de pierre. Peu importe que la machine ait été bien entretenue et qu’elle fonctionne impeccablement selon les spécifications initiales : elle ne vaut plus un pet de lapin. Estimez-vous encore heureux si vous pouvez la fourguer au prix de la ferraille, car qui a envie d’acheter une énorme bécane incapable de faire la moitié du boulot que pourra faire aujourd’hui, et mieux, une machine cent fois plus petite ?
Les ordinateurs de la F.A.A. étaient devenus des éléphants blancs. Ils fonctionnaient – même si c’était à la limite de leurs capacités – d’où quantité de retard dans l’acquisition des données. Leur remplacement était en cours, mais ça coûte cher et les budgets sont serrés. Ça prendra du temps.
Et alors ? Dans ce domaine, vous n’avez pas le temps d’enlever la housse et de brancher la bécane que quelqu’un d’autre aura trouvé sur le marché deux fois mieux à moitié prix. On finit par se retrouver en train de guetter ce qui va sortir l’année prochaine en se demandant si ça ne vaudrait peut-être pas le coup d’attendre encore un peu.
Je m’étais opposé au plan à long terme. Je voulais qu’on les remplace tous dans l’année et tant pis pour les modèles de l’année prochaine. Mais ça ne valait pas le coup non plus d’y jouer ma place.
Cherche bien et tu finiras par trouver un responsable.
À notre retour, ils étaient prêts à jouer la copie de la bande du C.V.R. du 747.
Tout le monde se réunit de nouveau – on était encore plus nombreux ce coup-ci ; je ne sais pas comment ça se fait, mais chaque enquête semble attirer les gens comme un chien attire les puces – et on lança la bande. Il y avait un important souffle cyclique, mais elle restait en gros audible.
Quatre personnes étaient présentes dans le poste de pilotage. Toutes ayant l’air de bien se marrer, bavardant, échangeant des plaisanteries.
Gil Crain, le pilote, fut pour moi le plus facile à situer. Je l’avais connu et en plus il s’exprimait avec un fort accent du Sud. Il avait bien raison, d’ailleurs. La moitié des pilotes de ligne se croient obligés d’adopter un accent de Virginie occidentale, parlant d’une voix traînante comme Chuck Yeager qui a lancé ça dans les années 50. Les autres adoptent un patois émis sur un ton chantonnant et désabusé – j’ai fini par appeler ça l’argot des chasseurs du Vietnam –, il y a des moments, on croirait entendre un paquet de routiers derrière leur C.B. Mais Gil Crain était né et avait grandi sur le sol de Dixie. Et il allait bientôt y reposer.
Il passa un bon bout de temps à parler de ses gosses. Pas facile à écouter, sachant ce qui allait lui arriver. Je me rappelle encore la bande de la catastrophe de San Diego : ils discutaient d’assurance-vie, ignorant à quel point ils allaient en avoir besoin quelques minutes plus tard.
Le mec qui gloussait tout le temps, c’était Lloyd Whitmore, le mécanicien. John Sianis, le copilote, avait une trace d’accent étranger – vaguement levantin, je pense – et un débit net et précis.
Le dernier, c’était Wayne DeLisle. Il était enregistré comme observateur, disons plutôt qu’il voyageait gratis : c’était un pilote de la PanAm qui faisait le vol assis sur le strapontin du poste de pilotage. Il devait prendre son service à San Francisco le lendemain, pour assurer le vol de Hong Kong. Il ne se trouvait pas très près du micro et sa voix n’était pas très distincte, mais il parlait tellement que je n’eus bientôt aucun mal à le repérer parmi les autres.
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