Enfin, « aurait fait » n’est jamais qu’une forme restrictive du verbe « faire ». Et sans grand intérêt.
Le message demandait à Sherman – entre autres choses, et nous y reviendrons – de se rendre au poste des opérations de la Porte et de dire à Lawrence que j’allais avoir un face à face avec Bill Smith et échouer dans ma mission. Encore ce mot d’échec.
Ce qu’il fit ; ou essaya de faire. Il lui était difficile d’attirer leur attention et cela pour deux raisons : les équipes de contrôle étaient encore en train de sonder les alentours de la zone avec leurs scanneurs temporels et la situation commençait tout juste à s’éclaircir un peu et…bon, c’était un robot. La plupart des gens étaient déjà surpris rien que par sa présence. C’était comme si mon réfrigérateur s’était pointé au milieu du P.C. en faisant des claquettes et en chantant Swanneee tout en brandissant un panonceau annonçant la fin du monde.
Mais il parvint tout de même à le leur dire. Simultanément – ou quelques secondes plus tard, tout dépend de qui vous voulez croire – l’un des opérateurs repéra Bill Smith à bord d’un hélicoptère de retour du site de l’écrasement du 747, et quelqu’un d’autre trouva ce même hélicoptère garé sur l’aire à l’extérieur du hangar que j’étais en train de visiter. Déduction : Smith et moi pouvions nous rencontrer à l’intérieur du hangar.
C’est à ce moment qu’ils commencèrent à écouter Sherman. Ce fut l’affaire de quelques secondes pour confirmer qu’il avait effectivement reçu une capsule temporelle. Dès cet instant, sa cote grimpa en flèche. J’avais récemment vécu pareille expérience. Moi et mes semblables, on a tendance à écouter avec attention celui qui vient de recevoir un message du futur.
Et bien sûr, c’est le moment qu’il choisit pour la boucler.
« Le message était tout à fait précis, dit-il simplement. Il y a certaines choses que je peux vous dire et d’autres que je dois garder secrètes.
— Allons, fis-je. Ce n’est pas à moi que tu vas apprendre à jouer les…» Je n’allai pas plus loin et regrettai de ne pas avoir su boucler ma grande gueule. Me revinrent mes soupçons d’un éventuel espionnage de la part du Conseil, ainsi que ma récente prestation suscitée par ma capsule temporelle pour les convaincre d’autoriser la présente opération.
« Il y a quelques détails encore que je suis autorisé à dire, poursuivit Sherman. Le premier est que mon message confirmait le vôtre, Louise. Il soulignait que cette opération était vitale pour le succès du projet de la Porte. » Il me regarda et j’aurais bien voulu mieux savoir lire dans ses yeux, mais on ne peut pas lire ce qui n’est pas là. Ses nouveaux yeux étaient factices, bien entendu, mais ils paraissaient très naturels. Sa bouche en revanche n’était qu’une esquisse. Ses expressions se limitaient à celles d’un personnage de dessin animé. Et il n’avait pas cru utile de s’encombrer d’un nez.
« Le second point concerne la prochaine phase, puisque nous convenons tous que l’excursion vers la fenêtre A s’est révélée inutile. »
On en était donc revenu aux fenêtres. Ce qui nous restait, c’étaient B, C et D. Je jugeais D trop dangereuse, B guère susceptible de produire des résultats et C…
Parle-lui de la gosse. Ce n’est qu’un légume…
Personne ne le savait à part moi, mais il était hors de question que je retourne par la fenêtre C. Je pris une profonde inspiration et m’apprêtai à accomplir une petite lâcheté qui était d’appuyer de tout mon poids l’option B. J’étais pratiquement certaine que Martin voterait avec moi et je pensais pouvoir faire basculer Lawrence. La seule chose dont j’étais certaine, c’est que personne n’opterait pour D. La fenêtre D était le site du paradoxe et elle était sûrement trop dangereuse à visiter.
« La troisième chose que je puis vous révéler pour l’heure, poursuivait Sherman, c’est que la prochaine visite doit intervenir à 23 heures, fuseau du Pacifique, dans la nuit du 13 décembre. Il s’agit de la fenêtre que vous avez appelée D. Et c’est Louise qui devra mener l’opération. »
Témoignage de Bill Smith.
Il y avait un de ces stands à sandwiches non loin de la salle de conférences. C’est là qu’on choisit d’aller, faute de temps, faute de mieux. J’ai toujours observé ce genre d’établissement dans tous les aéroports, de LAX à Orly et je me suis toujours demandé pourquoi les gens tenaient tellement à rester debout pour manger leur hot-dog rassis. Je suppose que la réponse est évidente : ils étaient pressés. Comme nous.
Je me pris un truc qui se voulait du rosbif puis passai un bon bout de temps à déchirer puis presser ces petits sachets contenant de la moutarde, du ketchup et une espèce de sauce blanchâtre non identifiable pour tâcher de masquer le goût gluant de la viande. Tom avait pris un chili-dog qu’il dut bouffer avec des couverts en plastique.
« T’étais déjà au courant de cette histoire ? lui demandai-je.
— En partie. J’avais dans l’idée que c’était ce qu’il dirait.
— Et qu’est-ce que t’en penses ? »
Tom prit son temps pour me répondre. J’étais intéressé parce que sa spécialité, c’est la surveillance au sol et l’exploitation et qu’en outre il en connaît un bout sur l’électronique en général – domaine qui, je l’avoue, n’est pas mon fort. Il est diplômé du MIT en informatique, quand de mon côté je fais partie de la dernière génération à savoir encore à quoi ressemblait une règle à calcul. On est obligé d’en connaître un minimum en matière d’ordinateurs dans ma branche, et c’était le cas pour moi, mais je n’étais jamais arrivé à aimer ces bécanes.
« Ça pourrait se produire, finit-il par dire.
— Penses-tu que ça a été le cas ?
— Je l’ai cru, si c’est ce que tu me demandes. Nous pouvons même obtenir une corroboration par l’ordinateur. Ça demandera un certain boulot ! »
Je ruminai sa remarque. « D’accord. Supposons que ce soit vrai. À ton avis, qui doit-on pendre pour ça ?
— Hein ? C’est une devinette ?
— Pourquoi pas ?
— Merde, je ne sais pas si on peut pendre qui que ce soit. Il est encore trop tôt, tu comprends. Il se pourrait qu’on découvre en fin de compte quelque chose qui…
— Officieusement, Tom. »
Il acquiesça. « D’accord. Il se pourrait quand même qu’on ne trouve pas de responsable.
— Écoute, Tom. Si une tornade surgit brusquement dans un ciel limpide et détruit un avion, je concéderai que ce n’est la faute à personne. Si un aérolithe tombait sur un appareil, sans doute ne pourrait-on pas y faire grand-chose. Si…
— Épargne-moi ce laïus. Je l’ai déjà entendu. Et s’il s’avère que les responsables, c’est nous ? Toi et moi et le Conseil ?
— Ça a déjà été moi. Ce le sera encore. » Je ne poursuivis pas parce que je savais de quoi je parlais. Parfois nous sommes incapables de trouver ce qui a pu déconner et on ne sait jamais si ce n’est pas simplement faute d’avoir assez cherché. Ou bien encore, on trouve la cause, on la met dans le rapport, on le dit aux types censés y remédier et ils n’en font rien. On les pousse au cul pour qu’ils fassent quelque chose, mais on ne saura jamais non plus si on ne les a pas suffisamment poussés. Est-ce qu’on les a vraiment mis au pied du mur, est-ce que ça valait le coup d’y risquer sa place… et ainsi de suite. Jusqu’à présent, le cas ne s’est jamais nettement présenté d’un accident d’avion dû à une négligence de ma part, d’un truc que je n’aurais pas dû laisser faire. Mais il y a eu quantité d’accidents pour lesquels je me demande encore : et si j’avais simplement insisté un peu plus…
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