« T’es prêt à remettre ça ? »
Témoignage de Louise Baltimore.
La mission était toujours là, même si je l’avais pratiquement oubliée. Je devais me répéter sans cesse : si tu es ici, c’est pour le faire changer, pour l’empêcher de retourner dans ce hangar en pleine nuit et rencontrer là-bas une version antérieure de Louise Baltimore.
Le fait que s’il ne s’y rendait pas, tout un pan de mon existence se trouverait anéanti, ne se serait jamais produit, ne me troublait que modérément. Si l’univers devait m’annuler au bout du compte, j’en disparaîtrais, une femme comblée. Ce serait infiniment mieux que tout ce que j’aurais jamais pu escompter.
Quand je consultai ma montre, il était sept heures du matin et nous étions toujours au lit, nus, riant et bavardant, tandis que se levait le soleil. Je ne sais pas lequel de nous deux suggéra de dormir, mais tout semblait nous y porter. Je pensais que je n’aurais pas beaucoup de mal à le distraire de l’enquête pour la journée. Pour commencer, ce fameux C. Gordon Petcher devait arriver à coup sûr dans la matinée, ce qui lui ôterait une sérieuse épine du pied. Il pourrait se faire porter pâle et passer la journée au lit.
C’est du moins ce que je ne cessais de me raconter.
Toute cette histoire de fenêtre C, c’était en fin de compte plutôt bizarre. J’avais enfreint la sécurité d’un côté comme de l’autre. Je lui avais avoué sur bien des points la stricte vérité . Et il ne m’avait pas crue.
C’est étrange, mais j’y voyais plutôt un bon signe. Il me prenait pour une folle et en même temps ne paraissait guère s’en formaliser. Pouvait-il être si difficile à l’adorable fo-folle aux histoires abracadabrantes de le retenir assez longtemps sous son charme pour l’éloigner de ce hangar ce soir ?
Même si elle était destinée à se transformer en citrouille à dix heures du matin, heure locale du Pacifique ?
Témoignage de Bill Smith.
Nous avons ri, tous les deux enlacés, complètement bourrés, puis nous avons refait l’amour, plus lentement. Nous avons ri encore, et fait encore l’amour. Je m’étonnais moi-même. J’espère qu’elle aura apprécié.
Je ne sais pas quand je me suis endormi. Ça semblait sans importance.
Et pourtant si. Oh ! que si !
Je jaillis du lit comme un missile téléguidé…
… et m’écrasai le nez contre le mur. Je restai à le fixer ébahi, tandis qu’à travers les brumes de la gueule de bois, me revenait une vague conscience de la réalité.
Le réveil n’a pas sonné. Qu’est-ce que ce mur fait ici ? Qui suis-je ? Où suis-je ? Que suis-je ? Pourquoi suis-je ?
Holà.
« Bonjour », fit-elle. Elle était assise sur le lit, nue, adossée à quelques oreillers, les pieds sur la couverture. Elle tira une bouffée de sa cigarette. Elle était d’une beauté si déchirante que j’ai bien cru que j’allais pleurer.
« S’il te plaît, dis-je, la voix rauque, fume moins fort !
— Plutôt faiblard. Tu as fait nettement mieux hier soir. » Mais elle l’écrasa quand même.
« Je me sentais nettement mieux hier soir.
— J’étais juste en train de me demander… Pendant que tu te levais, je veux dire. Dis donc, il t’en faut du temps pour avoir les yeux en face des trous.
— Ils n’y sont toujours pas.
— Oh ! mais si ! » Elle s’étira et je suppose qu’elle avait raison. Impossible de ne pas avoir les yeux en face des trous devant quelqu’un d’aussi spectaculaire que ça.
« Ce que je me demandais, c’est : qu’est-ce qui t’a réveillé ? Je n’ai rien entendu du tout, et je n’ai rien fait non plus. Mais mon vieux, ça pour être réveillé, t’es réveillé.
— Quelle heure est-il ?
— Huit heures et demie. »
Je m’assis au bord du lit et lui expliquai le coup pour mon réveil. Je devais supposer que je venais simplement de vivre une variante du vieux gag du gardien de phare : vingt ans durant, la sirène de brume lui corne dans les oreilles toutes les trente secondes. Et la nuit où elle oublie de retentir, il saute de son lit en hurlant : « Qu’est-ce qui se passe, mais qu’est-ce qui se passe ? »
Elle m’écouta avec le plus grand sérieux, prit une autre clope, la regarda, et finalement la reposa. Elle tendit les bras.
« Bill, écoute-moi. Tu n’as dormi qu’une heure. Ton monsieur Petcher peut bien s’occuper de tes affaires pour ce matin. Reviens te coucher, je te masserai le dos. »
Je me rallongeai et certes, elle me le massa. Et elle n’y mit pas que la main et ce n’est pas moi qui m’en serais plaint. Puis je fis le truc le plus dur que j’aie jamais fait : je me suis relevé. « Faut que j’aille au boulot. »
Elle était assise là, comme sortie des pages centrales de Penthouse – jusqu’au vieux plan de la vaseline sur l’objectif, quoique là, c’était peut-être simplement à cause de l’état de ma vue. Elle me regardait. C’est tout.
« Ce boulot est en train de te tuer, Bill.
— Ouais, je sais.
— Reste avec moi aujourd’hui. Je te montrerai San Francisco.
— Je croyais que tu devais être partie à dix heures. »
Son visage se décomposa. Je me demandais ce que je lui avais dit. Elle n’avait pas précisé au juste où elle devait aller à dix heures. Peut-être rendre visite à son bébé à l’hôpital.
Les anneaux du rideau de la douche cliquetèrent lorsqu’elle l’ouvrit brusquement pour y entrer avec moi. Elle frissonna lorsque l’eau glacée la frappa ; un instant, nous sommes restés blottis ainsi l’un contre l’autre comme deux enfants. Je tournai le mitigeur vers chaud et la caressai. Elle s’abandonna dans mes bras. Je remarquai que ses mamelons ne s’étaient pas rétractés comme ceux de ma femme au contact de l’eau froide. Marrant, les détails qu’on peut noter dans des moments comme ça.
« Je n’aime pas te voir en train de te tuer. Prends ta journée.
— Louise, arrête de bougonner. J’ai un boulot, je dois le faire.
— Ne travaille pas trop tard, alors. Je serai là à dix heures, ce soir.
— Ça, je peux. J’y serai, moi aussi. »
Témoignage de Louise Baltimore.
Il sortit et je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il allait faire ce soir. Dans un sens comme dans l’autre, ça m’avait l’air mal barré.
Il pouvait se rendre au hangar, me rencontrer et semer le bordel dans la trame temporelle. Ou il pouvait ne pas se rendre à un endroit où j’étais déjà allé, un endroit où, dans ma version de la réalité, il était déjà allé. J’ignorais quelles en seraient alors les conséquences pour moi.
D’un côté comme de l’autre, assise là sur le lit avec ma seconde peau trempée, je me dis que je pouvais aussi bien fumer ma dernière cigarette. Je la fis durer, savourant chacune de ses bouffées cancérigènes.
Puis la Porte se matérialisa dans la salle de bains et je la franchis. Pour ce que j’en savais, il pouvait fort bien ne rien y avoir de l’autre côté. L’idée ne me troubla guère. Le temps d’une nuit, au moins, j’avais vécu.
16. « Une nuit interminable »
Témoignage de Bill Smith.
Il y avait deux flics à la réception quand je traversai le hall. Ils discutaient avec le directeur. Je n’y fis pas outre mesure attention jusqu’au moment où, sortant sur le trottoir, j’en aperçus deux autres, deux voitures de police et un camion de la fourrière en train d’embarquer la berlinette italienne de Louise.
Je m’apprêtais à leur demander que diable il se passait lorsque quelque chose me fit m’arrêter. À la place, je m’enquis des événements auprès d’un badaud.
« Le flic disait qu’elle a été volée.
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