Pour le moment nous sommes tous dans une chambre absolument nue, sauf un tapis de laine métallique, de rares étagères où sont posées des appareils dont j’ignore l’usage, quelques livres imprimés sur métal , et de quoi écrire : feuilles de métal léger, voisin du dural, très minces et un stylo à encre spéciale. J’ai pu visiter les pièces à côté, elles sont identiques. Ce doit être une sorte d’hôtel. Toutes sont occupées par deux à six martiens rouges, qui dorment à même le sol sur le tapis métallique. Ils dorment du reste très peu, 2 ou 3 heures .
J’enrage de ne pas comprendre leur langage par gestes et stridulations . Anaena et Loi sont partis avec l’un d’eux.
11 heures. Je vais aller faire un tour. Je verrai bien si nous sommes libres ou prisonniers. J’ai décidé Ray, Sig et Ingrid à venir. Les autres veulent rester dormir. Ils s’installent sur le tapis.
13 heures. Nous voilà de retour. Que cette cité est monotone. Toujours ces cellules nues, ces mêmes appareils. Où sont leurs usines, leurs labos ? Nous avons vu peu de rouges. Ils nous ont regardés curieusement, si toutefois il peut y avoir une expression sur leurs visages. J’ai l’impression d’être l’hôte d’une fourmilière. Au fond, physiquement, ce sont de gigantesques fourmis . Je les classerais même plutôt parmi les Dorylinae …
Anaena et Loi ne sont pas rentrés. Que deviennent-ils ? Nous avons nos armes. Seraient-elles efficaces ? Le fulgurant sûrement, mais il n’est pas aisé de s’en servir, dans ces souterrains. Et ses munitions sont rares. Sur la proposition de Ray, nous mangeons. Ingrid vient de me dire qu’elle a peur. Moi aussi.
22 heures 30. C’est bien plus étrange que je ne pensais. Mais prenons les choses en ordre, et ne charrions pas l’antécambrien sur le quaternaire. Après avoir mangé, j’ai voulu ressortir. J’ai franchi la porte et demandé à Ingrid et Sig s’ils venaient. Comme ils s’avançaient pour me rejoindre, la porte a jailli du sol et les a enfermés. Heureusement que j’ai mes armes, deux revolvers, trois grenades. J’ai essayé de rouvrir. Va te faire fiche ! J’ai alors tapé en morse, vous en faites pas, je reviens. Sig a répondu : bon. Je suis parti dans la direction opposée, à celle que j’avais prise ce matin. Au bout d’un long couloir, j’ai rencontré une grande salle où passaient des wagons chargés de minerais de fer. Assez imprudemment, j’ai sauté sur un et je me suis laissé conduire. Au bout de 2 ou 3 minutes, j’ai entendu un bruit grandissant ; après un passage sous un court tunnel, ma voiture particulière est arrivée dans une autre salle, immense et emplie du vacarme des machines. Là de gigantesques concasseurs broyaient le minerai qui filait ensuite par des tapis roulants vers un autre tunnel, à gauche de celui d’où je venais. De nombreux ouvriers travaillaient autour de ces mécanismes compliqués. Mais ce n’était pas des martiens rouges ! C’étaient bien des fourmis certes, mais de taille plus petite, brunâtres, avec de très courtes antennes. Je sautai de mon wagon avant qu’il ne déverse son contenu dans le concasseur, et circulai parmi eux. Aucun ne semblait faire attention à moi. Je parlai, criai, gesticulai, les touchai, étrange contact, rien n’y fait. Ils ne s’occupent que de leur travail. Certains vont et viennent pour des nécessités de travail que je ne comprends pas. Je fais une expérience, me mets sur leur chemin. Le premier bute sur moi, comme s’il ne m’avait pas vu, recule, recommence et recommence encore jusqu’à ce qu’il m’ait culbuté ! Je m’éloigne, à quatre pattes, puis me relève, stupéfait. Les ouvriers ont repris leur travail , comme si de rien n’était
À 16 heures juste, d’un autre tunnel débouche une cohorte de ces ouvriers brunâtres, la relève sans doute, car ils remplacent ceux qui étaient aux machines . Ceux-ci se forment en cohorte à leur tour. Resté à l’entrée, immobile, se tient un martien rouge. Je me précipite vers lui, gardant assez de sang-froid pour ne pas faire de gestes qui peut-être signifieraient quelque chose pour lui. Je me contente de lui montrer les ouvriers brunâtres . Il fouille alors dans le sac qu’ils portent tous suspendu entre la première et la deuxième paire de pattes et en tire un papier métallique sur lequel il inscrit quelque chose. Il me le tend. Il a écrit en caractères jaunes, mais hélas ! Si je parle couramment la langue de nos amis, leur écriture est encore pour moi un demi-mystère. Je réussis à comprendre que ce sont des ouvriers, cela je le savais, et qu’ils forment une caste inférieure. C’est tout. J’essaie de tracer : je ne comprends pas, mais j’ai dû me tromper, car il retourne la feuille d’un air perplexe. À la fin il me fait signe de le suivre. Par une galerie détournée, je suis reconduit à la chambre , dont la porte est à nouveau ouverte, et où mes amis m’attendaient avec impatience, surtout Ingrid. Loi et Anaena ne sont pas encore là.
23 heures 30. Les voici enfin : ils sont accompagnés de deux martiens rouges. Sans que je puisse savoir pourquoi, il me semble qu’ils sont très vieux.
Le 7 – 10 heures. Il faut que je note ce que Anaena vient de nous révéler, un peuple mêlé. D’abord un traité d’alliance est conclu, ou plutôt renoué, entre les rouges et les jaunes. Dans deux mois d’ici, ils feront une attaque combinée contre les noirs, pour dégager le pôle sud, très riche en gîtes métalliques profonds. Je savais qu’Anaena et Loi avaient toute liberté pour renouer les relations au cas où nous rencontrerions des rouges, mais j’ignorais que leurs pouvoirs allaient aussi loin. Au fait, Anaena, Loi et Elior font partie du Grand Conseil et la haine envers les noirs est si vive chez eux que le traité sera sûrement ratifié.
Puis nous avons eu des précisions sur la façon dont vivent les rouges. Dans leurs villes, ils sont une minorité. Deux millions contre sept de population totale. Les cinq autres sont formés de travailleurs brunâtres d’une autre espèce, réduits en esclavage, du reste très peu intelligents, et dressés hypnotiquement au point de ne pas voir ce qui ne concerne pas leur travail propre. Conditionnement pire que celui dont il est question dans le « Brave new world » d’Aldous Huxley pour les castes inférieures, qui au moins avaient droit à des amusements. Ici en dehors des heures de travail les ouvriers mangent et dorment. Ce sont du reste des neutres. Seules quelques femelles parthénogénétiques continuent la race. Ils ne souffrent pas de leur état, incapables qu’ils sont d’avoir seulement l’idée qu’il pourrait être autre.
Les rouges, eux, sont sexués. Les femelles s’occupent de l’éducation des enfants, et de toutes les questions d’organisation intérieure de la cité. Les mâles surveillant les ouvriers, font la guerre et créent les machines. Ce sont des mécaniciens hors ligne. Mais il n’y a jamais eu, ou très peu, chez eux de curiosité désintéressée. Ce sont plutôt des techniciens que des savants. Toutefois, il y a des exceptions. Des deux martiens rouges qui accompagnaient Anaena, un cultivait les mathématiques pures et l’autre la physico-chimie.
Chez les rouges, il y a aussi des castes. La première, la plus basse, comprend les femelles, les techniciens de l’agriculture, les chimistes ordinaires. Puis vient la caste des chefs de guerre, des maîtres d’ouvriers, des ingénieurs, des géologues-mineurs, des physiciens, etc. Au-dessus les 30 membres du grand conseil, héréditaire pour deux générations. Au-delà, il faut à nouveau faire ses preuves. Parmi les membres du conseil figurent de droit les rouges qui sont doués pour la recherche pure, très rares, car ce peuple d’ingénieurs à très bien compris que la recherche pure peut avoir des résultats pratiques énormes, si seulement on la laisse mûrir.
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