La seule ombre au tableau, bien entendu, c’est que Glinda est restée à Cap Canaveral, même si ce n’est que provisoire. Elle supervise l’évacuation du personnel de GateTech, qui va en partie s’installer à Birmingham, Alabama (une ville qui n’est pas à l’abri des ouragans mais où ceux-ci ne causent jamais trop de dégâts) et en partie ici, à Novokuzneck. Avec un peu de pot, tout sera bouclé en deux jours et elle le rejoindra accompagnée de Derry.
Comme elles lui manquent ! L’efficacité de Glinda, son sens de l’humour, son corps, l’émerveillement de Derry devant le monde qu’elle découvre… mais ce qui lui manque le plus, c’est cette sensation de plénitude, l’impression qu’il a de construire quelque chose de durable. Comment faisait-il pour vivre avant ?
Il se tourne vers le mur d’écrans qu’il s’est fait installer dans son bureau. Il est aussi inutile que celui du Cap, mais comme son image est associée à un décor de ce genre, il semblait préférable d’y habituer les indigènes. Encore une idée de Glinda… il devrait lui demander s’il est possible d’ouvrir ici un restaurant Shoney’s avec du personnel parlant l’anglais.
L’un des écrans émet un bip et il se tourne vers lui ; cette icône clignotante signifie qu’une information importante vient de lui parvenir.
Il plisse les lèvres, siffle, sourit. L’heure n’est plus aux amusettes. Ainsi donc, ils ont réussi à détourner la législation en vigueur sur la Lune et à mettre en route là-haut un site de lancement concurrentiel ? Et à présent que son équipe leur a suggéré l’idée de projeter une gigantesque ombre sur le Pacifique, ils vont sûrement essayer d’y arriver tout seuls.
Il appelle aussitôt Hassan. Ce n’est pas seulement une question de respect – les deux hommes se respectent, mais ce n’est pas essentiel à leurs yeux –, ni parce qu’il souhaite avoir son opinion ; Hassan a mis en route presque autant de plans que lui, qui l’occupent en permanence, et ils doivent coordonner leurs efforts sur celui-ci.
Une fois qu’il lui a résumé la situation, il explique :
— Je connais une douzaine de parlementaires sur qui je peux compter pour faire traîner les choses : le Congrès veille à ce que le gouvernement traite en priorité avec l’industrie privée, même lorsque c’est plus onéreux, car l’industrie privée représente les forces vives de la nation.
— Dommage que mon gouvernement soit moins avisé.
— C’est vous qui le dites. Certaines de mes opérations bénéficient d’un financement occulte des Japonais, et je peux en tirer parti – ils tiennent à ce que leur ingérence reste secrète, et elle le restera à condition que leur gouvernement proteste contre l’utilisation faite par les USA des éléments japonais de la Base lunaire. Même cas de figure avec les Français, sauf que là je dispose de deux ou trois députés à Paris et d’une poignée de législateurs à Bruxelles… et je ne parle pas de mes contacts à l’Assemblée générale de l’ONU.
— Je vois ce que vous voulez dire, mon ami, opine Hassan. Mais pensez-vous que ça marchera ?
Klieg réfléchit quelques instants, puis :
— Sincèrement, Hassan, je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas.
L’autre hoche la tête d’un air solennel ; il est encore plus impressionnant sur l’écran qu’en réalité.
— D’après vos estimations les plus récentes – et je suppose que les leurs sont quasiment identiques –, le bilan de la catastrophe globale s’élèvera à un milliard de morts, des nations comme les Pays-Bas et le Bangladesh seront littéralement détruites et des centaines de villes seront rayées de la carte… à ce titre, l’exemple d’Honolulu est tristement édifiant. Mon ami, croyez-vous vraiment qu’ils ne changeront rien à leurs habitudes ?
— Pas tout de suite. Et après, il sera trop tard. C’est comme quand on attache ensemble les lacets de quelqu’un. On ne lui fait aucun mal, on se contente de ralentir sa course en l’obligeant à défaire le nœud. Ils seront obligés de lever toutes les obstructions que je dresserai sur leur route… les miennes et les vôtres, n’est-ce pas ?
— J’allais justement y venir.
— Nous devons les retarder. C’est tout. Une fois que nous aurons une longueur d’avance, l’opinion publique exigera d’eux qu’ils trouvent une solution le plus rapidement possible. Et imaginez les retombées en termes de relations publiques : le monde entier va nous manger dans la main pendant une bonne dizaine d’années.
— Ça vaut le coup, acquiesce Hassan. J’ai des amis bien placés dans quelques gouvernements de second plan ; je peux vous aider en ce qui concerne l’Assemblée générale, d’autant plus que les gouvernements en question sont très jaloux des prérogatives que leur confère la Seconde Alliance. Avez-vous réfléchi à l’aspect médiatique des choses ?
— Mon meilleur élément y travaille déjà.
— Miss Gray ?
— Comment le savez-vous ?
Hassan le gratifie d’un large sourire, mais c’est un sourire totalement dénué d’humour.
— Qui est mon meilleur élément ?
— Pericles Japhatma, quelqu’un que je n’ai jamais rencontré. Je vois. Bien raisonné.
Les deux hommes décident simultanément, et sans se concerter, de ne plus jamais s’engager sur ce terrain dangereux.
— Eh bien, dit Klieg après une pause raisonnable, il semble que nous soyons d’accord. Il serait stupide de laisser à un quelconque gouvernement le monopole des opérations. C’est une question de principe, vous savez – si on laisse un gouvernement, quelle que soit son obédience, traiter directement ce genre d’affaire, il faut plusieurs décennies pour rétablir un système de libre entreprise. Une fois que le socialisme a réussi à s’infiltrer…
Il soupire et lève les bras au ciel.
— Exactement, dit Hassan. Notre pays n’a pas encore fini de s’en remettre. Eh bien, allons-nous faire du bien au monde… et à nous-mêmes, par la même occasion ?
— Nous n’avons pas le choix, mon vieux.
Cette fois-ci, le sourire qu’ils échangent est sincère. Dès que Hassan a raccroché, Klieg entame un petit marathon téléphonique, et lorsque Glinda l’appelle pour lui dire que le transfert à Birmingham est achevé, il a réussi à aménager son emploi du temps.
Diogenes Callare sait que sa conduite est totalement irresponsable – deux coups de fil le lui ont rappelé alors qu’il était à bord de la zipline –, mais il avait besoin de voir Lori et les gamins, il avait besoin d’un peu de repos, qu’il a pris dans sa cabine, et comme Lori vient d’achever Massacre en jaune, ils vont dîner dans un excellent restaurant pourvu d’une halte-garderie. Le menu n’est pas donné mais, comme le fait remarquer Lori, « il sera amorti une demi-heure après la mise en vente du bouquin ».
Il remue doucement son verre de vin, contemple son épouse.
— C’est drôle, mais il existe quantité de boulots – flic, pompier, soldat, et cetera – où l’on part du principe que l’on protège sa famille en protégeant des inconnus. Mais personne n’a pensé que ça pouvait aussi s’appliquer aux météorologues.
— Mange tes lasagnes, ta conversation tourne au morbide.
— Je te le concède, mais je pense quand même avoir raison.
— Mouais. Et les lasagnes vont quand même refroidir.
Les lasagnes sont excellentes. Au bout d’un moment, il prend Lori par la main et lui dit :
— C’est que… eh bien, tu sais, j’apprécie tout le temps que je passe avec toi. C’est seulement aujourd’hui que je me rends compte à quel point il est agréable de bosser à la maison. Et comme le taux de méthane dans l’atmosphère va rester élevé pendant une dizaine d’années…
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