— Je peux vous demander quelque chose, señor ? dit Tomás lorsqu’il apparaît tout dégoulinant sur le seuil.
— Appelez-moi Jesse. La démocratie aura force de loi jusqu’à la fin de la tempête.
— Je peux vous demander quelque chose, Jesse ?
— Oui.
— Pourquoi n’avons-nous pas commencé par là ? De cette façon, vous n’auriez pas été obligé d’aller sous la pluie pour rapporter le câble.
Jesse en reste bouche bée, puis les deux hommes éclatent de rire.
Ils doivent batailler pour charger les bidons vides dans le camion, et la buanderie est presque inondée quand ils ont achevé cette tâche, mais ensuite il est relativement facile d’installer le tuyau d’arrosage.
Puis ils montent à l’étage, examinent les poutres et les amarrent à grand renfort de câble. Il faudrait un super-ouragan pour emporter le toit.
De temps à autre, l’un d’eux descend jusqu’au camion pour faire passer le tuyau d’un bidon à l’autre, de sorte que les deux tâches sont achevées presque simultanément. Cela fait, les deux hommes vont se changer, Tomás dans la salle de bains et Jesse dans la chambre de Mary Ann.
Celle-ci lui tend trois serviettes et des vêtements secs.
— Grâce au microgénérateur, nous aurons un lave-linge et un sèche-linge tant que la maison tiendra debout.
— Et d’où viendra l’eau ?
— De la citerne.
Elle désigne la fenêtre et Jesse se frappe le front. Il prend une douche bien chaude, puis se glisse dans le sauna et se sèche avec un plaisir sans bornes.
Naomi Cascade est bien allée à Tehuantepec. Elle savait que c’était stupide, mais elle ne pouvait supporter l’idée d’être en sécurité tandis que nombre de ses amis étaient en danger. Elle est arrivée juste à temps pour se rendre compte, en même temps que tout le monde, que l’évacuation annoncée n’aurait pas lieu.
Pendant que Jesse prend sa douche à trois cents kilomètres de là, elle est planquée, en compagnie d’un groupe d’écoliers, derrière un mur qui les protège du vent. Elle a eu toutes les peines du monde à s’empêcher de hurler : d’abord lorsque le toit s’est envolé comme un gigantesque cerf-volant avant d’exploser en mille morceaux ; ensuite lorsque la cloison qui leur faisait face s’est réduite en un tas de bois et de plâtre, ne laissant entre les murs porteurs du bâtiment qu’une zone dévastée ; et finalement lorsque le mur qui les protège a commencé à s’effriter. Il y a quatre enfants qui s’accrochent à elle, et elle ne pourra pas les retenir tous si le vent cherche à les lui arracher.
Ce qui ne tardera pas à se produire.
Pour autant qu’elle puisse en juger, le vent ne cesse de gagner en violence. D’après les infos, Tehuantepec se trouve sur le chemin de l’œil du cyclone.
Elle aimerait que Jesse soit là, car il serait sûrement en mesure d’estimer le moment précis où le mur va céder alors qu’elle en est bien incapable. Mais si la partie inférieure du mur résiste aux assauts du vent – comme elle ne cesse de l’affirmer aux enfants –, ils ont intérêt à ne pas bouger jusqu’à l’arrivée de l’œil. Par contre, si le mur finit par s’effondrer, il leur faudra fuir avant que le vent ne soit trop fort et se débrouiller pour gagner la petite cathédrale de l’autre côté de la rue – elle est sûrement encore debout. Elle ne voit pas comment elle pourrait conduire ces enfants dans un abri sûr sans être frappée par les gravats qu’elle entend percuter le mur derrière elle.
Elle a toujours aimé Tehuantepec, même si le Zócalo n’a rien d’extraordinaire, même si l’architecture locale n’a rien d’exceptionnel, même si les fruits de mer n’ont rien de transcendant – ce n’est qu’une petite ville pourvue d’une importante gare routière, dont les habitants travaillent à la ferme ou à l’entretien des routes… une petite ville comme les autres…
Les mots « petite ville » lui font de nouveau penser à Jesse. Il ne serait sûrement pas plus efficace qu’un autre dans une situation comme celle-ci, mais il y a quelque chose de rassurant dans son attitude, typique d’un garçon élevé dans une petite ville, qui le pousse à se croire capable de piloter une fusée ou de construire un réacteur nucléaire parce qu’il sait changer une roue ou escalader une montagne. En outre, sans doute aurait-il une meilleure idée de la situation qu’elle-même.
Heureusement que sa mère ne l’entend pas réfléchir.
Luisa, la plus petite des enfants, se blottit tout contre elle et lui demande en hurlant s’ils vont tous mourir. Naomi lui caresse les cheveux, se retient de lui répondre : « Pas encore » et lui dit que tout ira bien mais qu’ils risquent d’être mouillés. Le vacarme est tel qu’elle ne saurait dire si la petite l’a entendue.
Un fragment de mur cède au-dessus d’eux, les aspergeant de gravats, mais le morceau proprement dit – un mètre sur quarante centimètres, une cinquantaine de kilos – s’envole quasiment à l’horizontale. Naomi ne l’entend pas atterrir. Peut-être est-il retombé trop loin, à moins que le vent n’étouffe désormais tous les autres bruits.
Les enfants se serrent contre elle et elle change de position pour mieux leur faire un rempart de son corps. Le ciel est de plus en plus sombre, le vacarme de plus en plus assourdissant, et seul le contact de ces petits corps l’empêche de se croire isolée.
Elle est assaillie par diverses pensées. Les ténèbres montantes, la fureur des éléments, le bruit du cataclysme, tout cela est terrifiant, mais elle constate qu’elle ne souffre aucunement, bien qu’elle ne soit pas très à son aise, et le fait qu’elle se retrouve totalement impuissante lui permet de disposer librement de son temps. Elle aimerait pouvoir dormir – si elle survit à tout ceci, mieux vaudrait pour elle qu’elle soit bien reposée, et dans le cas contraire, elle préférerait mourir dans son sommeil.
Elle repense à une discussion qu’elle a eue avec Jesse et admet que c’est lui qui avait raison ; cette catastrophe serait survenue tôt ou tard. Les clathrates de méthane abondent au fond de l’océan et dans le permafrost de la toundra, et une éruption volcanique, l’impact d’un météore ou tout simplement le réchauffement global auraient un jour ou l’autre libéré ce gaz. Personne ne pouvait deviner la tournure qu’allaient prendre les événements, et il semble bien qu’aucun des dirigeants impliqués n’avait de choix en la matière.
Il a fallu qu’elle se retrouve au pied du mur pour comprendre ce que c’est que « l’absence d’options acceptables ».
Le gamin que tout le monde appelle « Compañero » – Naomi ignore son prénom, mais c’est le fils du dirigeant local du Parti communiste et l’un des élèves les plus dissipés de l’école – tremble de peur ou de froid, et elle lui caresse les cheveux pour le rassurer.
Si elle survit, elle va violer tous ses principes et avoir des enfants. On l’a élevée dans l’idée qu’une diminution de la population globale était nécessaire, que trois pour cent de la population devait avoir l’autorisation de procréer, le reste optant pour la stérilisation… ce qu’elle n’a jamais fait, malgré les pressions exercées par ses parents. Qu’ils aillent se faire foutre : protéger les enfants des autres lui a donné envie d’en avoir. Et puis, quand la crise sera passée, le monde aura été sacrément dépeuplé.
Voilà une question intéressante. De quoi Naomi a-t-elle envie ? De n’avoir envie de rien, se dit-elle, c’est ainsi qu’on m’a élevée, de façon que ni mes besoins ni mes envies ne nuisent aux précieuses ressources de la planète.
Mais elle ne sait même pas de quoi elle se prive.
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