Quelque chose – Dieu sait quoi, une aile de voiture, un moellon, un grêlon géant ou un bête rocher – traverse le mur deux mètres au-dessus d’eux, cinq mètres sur leur gauche. Le mur se met à vibrer sous l’effet du vent qui passe à travers le trou.
Si c’est bien cela qui s’est passé, si l’explication qu’elle donne aux gamins est la bonne. D’après Jesse, les objets percés de trous sont plus vulnérables au vent, ou quelque chose comme ça, et ça doit être vrai car elle sent le mur fléchir, puis se redresser, et à en juger par la vibration qui lui secoue les cuisses et les fesses, il a dû perdre une bonne partie de sa substance.
Au loin – c’est-à-dire à quelques centimètres de son oreille –, elle entend Luisa hurler, Compañero beugler ce qui ressemble à une prière. Maria, collée à son dos, est prise de sanglots ou d’un rire hystérique – elle ne respire plus que par à-coups –, et seule la petite Linda semble relativement calme, mais l’inertie de son corps signifie peut-être qu’elle a perdu connaissance… à moins qu’elle n’ait été heurtée par un objet traversant le mur. Non, elle aurait sûrement perçu un sifflement.
Le temps s’écoule dans les ténèbres, et il ne se passe rien d’autre excepté que le vacarme persiste et que les ténèbres demeurent. Naomi se demande depuis combien de temps ils sont là ; il était midi lorsqu’elle a consulté sa montre pour la dernière fois, ce qui fait que l’obscurité a dû tomber aux environs de deux heures…
Elle approche sa montre de son visage, veillant à ne pas lâcher Luisa qui s’accroche à elle comme un bébé opossum, et réussit à actionner l’éclairage. 16 h 57. Ça fait trois heures que ça dure. Peut-être qu’elle a réussi à s’endormir et à rêver.
Encore et toujours les ténèbres, et le rugissement du vent. Naomi n’a aucun moyen d’estimer l’état du mur, mais elle s’efforce de réfléchir comme le ferait Jesse, conclut que son érosion a dû se ralentir ou s’interrompre, car sinon ils seraient déjà morts. À en croire sa montre, il est 17 h 48. Cette fois-ci, elle est sans doute restée éveillée plus longtemps.
Elle pense aux repas qu’elle va faire, aux endroits qu’elle va visiter. Un jour, se promet-elle, dans une ville où personne ne la connaît, elle ira dans une boutique Full Makeover – oui, un de ces salons de beauté à la con – et s’y fera transformer en fantasme ambulant, après quoi elle passera quelques jours à se balader pour voir l’effet que ça fait d’être reluquée par des mâles en chaleur. Et si ça ne lui plaît pas, en fin de compte, elle pourra toujours retrouver son aspect antérieur.
Elle fera de la randonnée sans les commentaires de la XV. Elle fera à nouveau l’amour dans le désert, peut-être avec un autre que Jesse. Peut-être avec Jesse et quelques autres, se dit-elle en gloussant. Pourquoi, alors qu’elle peut être écrasée d’un instant à l’autre comme un insecte sur un pare-brise, trouve-t-elle autant de plaisir à ces idées subversives ?
Elle tente de s’imaginer en train de jeter des déchets toxiques dans la nature, en train de tuer à coups de massue un grand singe protégé. Cela lui répugne et cela la rassure ; elle est égoïste, pas maléfique, voilà tout.
On lui a toujours appris que ça revenait au même. Quand elle sera tirée d’affaire, elle espère qu’elle se rappellera que c’est faux.
La prochaine fois qu’un mec l’abordera dans une soirée, l’écoutera gravement exprimer ses sentiments, lui répliquera par une critique nuancée de ses pensées, elle l’aguichera un peu puis le plantera là pour partir avec un mec qui a tout simplement envie de danser, et ils se retrouveront dans la rue à trois heures du matin, et ils chanteront à tue-tête pour réveiller les gens.
Elle a passé la majeure partie de sa vie à ne pas s’amuser. Si le destin le lui permet, elle compte bien rattraper son retard.
Et d’ailleurs, elle a bien l’intention de lire tout un tas de livres figurant sur la liste « centrique/linéaire », cette liste dressée par divers groupes de Profonds et comprenant « des œuvres superficiellement convaincantes mais véhiculant de dangereuses convictions idéologiques ». Huckleberry Finn, par exemple ; tout ce qu’elle sait de ce roman, c’est que ses deux héros descendent un fleuve sur un radeau, et il lui évoque une longue et chaude journée d’été. Le fait qu’un livre puisse susciter une telle image l’intrigue plus qu’elle ne pourrait l’imaginer.
La pêche à la mouche. Elle va essayer la pêche à la mouche. Ça ressemble à une activité bien paisible.
Et peut-être qu’elle va lire des livres sur la science. Elle n’est pas très douée dans ce domaine, mais elle pense que cela lui ferait du bien.
Il y a tellement de choses qu’elle pourrait faire pour son bien. Ce qui ne l’empêcherait pas de travailler pour le bien des autres.
Elle a l’impression que ses parents ne vont pas apprécier. Tant pis pour eux.
Soudain, un ultime coup de tonnerre est ponctué par une lumière aveuglante. Elle croit tout d’abord à un éclair, puis pense que cet éclat marque son entrée dans la mort, mais comprend finalement qu’il ne s’agit que du soleil.
Une pluie de briques et de gravats tombe soudain du ciel. Ils se blottissent tous contre le mur, mais seule Maria est blessée, par un petit caillou qui la frappe à la cheville ; elle hurle comme une possédée, mais ce n’est sans doute pas grave. À quelques pas de là, un pan de mur s’abat sur le sol, les aspergeant de boue. Ils attendent une longue minute, puis se redressent et s’essuient.
Ils lèvent les yeux tous les cinq, frappés d’émerveillement. L’autre mur du bâtiment s’est entièrement effondré, sans que l’on puisse dire à quel moment s’est produite sa chute ; Naomi se félicite d’avoir choisi le bon mur. De l’autre côté de la rue, la cathédrale émerge derrière une montagne de débris ; son clocher et son toit ont disparu mais elle tient toujours debout.
La douce lumière du soleil inonde les murs abattus et les rues ravagées, et les yeux de Naomi s’emplissent de larmes. Comme c’est beau…
— Maman ? dit Luisa d’une voix hésitante.
Elle s’empare de la main de Naomi. Les enfants avaient été rassemblés dans l’immeuble de la Sécurité sociale, et personne n’était venu chercher ces quatre-là lorsque le cyclone est arrivé ; Naomi est restée avec eux, espérant que les cars d’évacuation, s’ils arrivaient enfin, viendraient faire un tour par là, car on ne lui avait assigné aucune adresse à Tehuantepec – son domicile officiel se trouvait à Oaxaca.
Elle s’accroupit près de la fillette.
— Nous allons voir si nous retrouvons ta mère, explique-t-elle en espagnol, et aussi les parents de tes amis, mais la tempête va revenir dans une heure ou deux. Et la première chose à faire, c’est de trouver un abri où il y a de quoi manger, de quoi boire et de quoi faire pipi.
En fait, elle a un besoin pressant et décrète une pause de cinq minutes, durant laquelle les trois gamines et elle se soulagent d’un côté du mur pendant que Compañero en fait autant de l’autre. Les événements changent les gens, se dit-elle ; Compañero est un petit morpion qui, en temps normal, n’aurait pas laissé passer cette occasion de reluquer la gringa et les fillettes. D’un autre côté, peut-être qu’il ne pouvait plus se retenir.
Alors qu’ils se dirigent vers l’endroit où se trouvait la maison de Luisa, elle comprend que Tehuantepec a été rayée de la carte. Le vent a tracé de nouveaux boulevards sur son passage ; les gravats s’entassent dans les rues sur une hauteur de trois ou quatre mètres. De temps à autre, elle aperçoit une plaque sur un mur qui lui permet de se repérer, mais elle doit finalement se rendre à l’évidence : même s’ils sont bien dans le quartier où habite Luisa, ils ne retrouveront jamais sa maison.
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