Alors même qu’il prononce ces mots, il perçoit les altérations que subit le processus en œuvre sur la Lune. Et s’aperçoit au même moment qu’il n’a jamais regardé la Base lunaire depuis sa bulle d’observation pour en apprécier les améliorations.
— Qu’est-ce qui t’a donné cette idée ? demande-t-il. C’est le genre de truc qu’on aura sans doute envie de refaire.
— Mais tu es insatiable, ma parole !
Il se rend compte que s’ils communiquent en mode vocal, c’est pour mieux jouir de leur séparation et de l’incertitude inhérente à ce genre de conversation.
— Enfin, pas tout de suite, précise-t-il. L’organiciel ne supporterait pas le choc. Mais bientôt. As-tu remarqué que nous… euh… il n’y a pas de mot pour cela… chacun de nous a ressenti son propre corps avec la conscience de l’autre ?
— Si je l’ai remarqué ? Qu’est-ce qui m’a fait jouir, à ton avis ? Mon Dieu, Louie, c’est incroyable. Je suppose qu’il nous serait possible de faire tourner ça en tâche de fond…
— Pas question, mon chou. C’est le genre d’activité auquel j’aime consacrer toute mon attention. Ce que je regrette, c’est qu’il va nous falloir attendre plusieurs mois avant d’essayer à nouveau avec tous les processeurs connectés et nous deux dans la même pièce, de préférence en apesanteur.
— Je ne suis pas habilitée au vol spatial…
— Quand je serai revenu, j’aurai une navette qui sera capable d’amerrir, qui utilisera de l’air et de l’eau comme carburant et qui pourra venir te chercher sur Mon Bateau. Je ne sais pas si l’USSF et la NASA apprécieront, mais je leur ferai remarquer que ça ne leur coûtera pas un sou, ce qui est beaucoup moins cher que de m’accorder une permission. Je commence à penser que je ne redescendrai plus jamais sur Terre.
Elle glousse.
— D’accord, matelot. Mais tu sais, c’est encore un exemple de nos différences… j’ai besoin de quelques heures de réalité par jour. C’est comme ça. Et puis, tu ne trouves pas que c’est amusant de se retrouver entre soi ?
Il reste interdit quelques instants en entendant cette antique expression ; puis son esprit plonge dans le net, mais il n’est pas plus avancé… et elle se rend compte qu’il n’a pas compris.
— Tu ne te débranches jamais assez longtemps pour le faire ?
Elle lui envoie des images de l’événement : l’instant où elle se rebranche, découvre que l’autre moitié (ou plutôt les 99,999… pour cent) de sa conscience a connu quelques siècles d’existence et a plein de choses à lui dire.
— Non. Je n’y ai jamais pensé. Mais maintenant que tu me le dis, ce serait intéressant si je me divisais entre le module de processeurs de la Lune et celui de Constitution… car tous deux continueraient de tourner pendant quatre mois sans être en contact… ce qui signifie… bon sang. Une fusion à l’issue de dix millions d’années, vu le taux d’expansion que j’ai prévu.
— Je crois que j’arriverais sans peine à écrire plusieurs centaines d’articles scientifiques en vingt-quatre heures, mais…
— Idem pour moi. En fait, ne te moque pas, mais je pourrais aussi m’attaquer à la philologie comparée, à l’histoire et même à la critique littéraire.
Elle éclate de rire, mais son rire n’a rien de moqueur.
— Intéressant. En ce qui me concerne, je pourrais m’intéresser à la musicologie. Que nous arrive-t-il, Louie ? Sommes-nous en train de devenir des machines ?
— C’est plutôt les machines qui sont en train de devenir nous-mêmes.
Ils passent un long moment à parler de tout et de rien et, plutôt que de rompre leur lien, ils laissent subsister une communication en tâche de fond ; un peu comme le genre de télépathie qu’on observe chez un vieux couple, chacun ayant une vague conscience des pensées de l’autre. Ces deux solitaires ne sont plus seuls, et ils ne le seront plus jusqu’à ce que Louie entame son long voyage.
Le 6 juillet, Clem 2 file plein est toute la journée, virant au sud de temps à autre. Di et Carla tombent d’accord pour estimer que, les jets d’écoulement des deux cyclones étant pointés l’un vers l’autre, la zone de hautes pressions qui en résulte a tendance à les éloigner l’un de l’autre. Le président Hardshaw s’entretient avec une douzaine de dirigeants dont les pays risquent d’être frappés par la tempête.
Berlina Jameson consacre une édition spéciale de Reniflements à l’arrivée probable de Clem 2. À en croire les sondages, une majorité d’Américains pense que Clem 2 étant en quelque sorte la « fille » de Clem, elle est nécessairement plus petite que sa mère. Elle tente de leur faire comprendre que toute relation entre les deux cyclones a été rompue dès la naissance de Clem 2 et que rien n’empêche celui-ci d’aller où il veut ni de devenir plus violent que Clem 1. Berlina se défonce pour produire cette édition spéciale, laquelle est piratée un peu partout et en particulier par Scuttlebytes, ce qui n’a aucune importance ; les gens croient ce qu’ils ont envie de croire et la popularité de la XV n’arrange pas les choses ; quel intérêt y a-t-il à croire quelque chose qui pourrait vous conduire à vous débrancher ?
Elle appelle Di Callare, mais il n’a pas le temps de lui parler ; elle ressort de leur bref dialogue avec la nette impression que la situation ne va pas s’arranger. Le météorologue semble ne pas avoir dormi depuis plusieurs jours. Elle lui dit qu’elle va partir pour le Mexique, mettant le cap au sud afin de couvrir l’impact de Clem 2 sur la côte ; il lui conseille d’éviter les routes côtières et de se montrer prudente sur les routes dépourvues de rail de guidage.
Au moment où elle quitte son hôtel, le réceptionniste lui tend un courrier de la Maison-Blanche la remerciant pour son « rôle dans l’information du public » et lui apprenant qu’elle a remporté le « Certificat présidentiel de journalisme citoyen ». Elle est un peu effrayée à l’idée que le cabinet du Président n’ait rien de mieux à faire que de distribuer des hochets, mais elle accroche le certificat au plafond de sa voiture.
Le 7 juillet, Clem 2 s’est légèrement orienté vers le nord mais fonce toujours obstinément vers l’est, en dépit des courants directeurs et de l’effet de la rotation terrestre. Les autorités mexicaines donnent l’alerte sur toute la Basse-Californie ainsi que sur la zone côtière allant de Los Mochis à Acapulco. Di vérifie que Jesse se trouve trop au sud pour courir un danger quelconque, et qu’en outre Tapachula est à une altitude suffisante. Le tout est qu’il ne décide ni de descendre à Puerto Madero ni de tenter de regagner les États-Unis. Di l’appelle pour en discuter avec lui, apprend qu’il a l’intention de rester où il est, en compagnie de sa copine du moment, mais qu’il se fait du souci à propos de sa copine précédente – celle qu’il avait naguère qualifiée de « petit chou du genre militant ».
Di a un sourire envieux lorsqu’il raccroche. D’après ce que lui a dit Jesse, l’ex-copine se trouve un peu plus au nord et elle se rend souvent sur la côte… mais comme l’armée mexicaine a déjà entamé la procédure d’évacuation, il a aussitôt rassuré son petit frère.
— Inutile de t’inquiéter – au pire, elle passera quelques jours dans un camp de réfugiés en attendant que sa famille lui envoie un peu de fric.
— Je ne m’inquiète pas, a répondu Jesse. Elle est censée se rendre à Tehuantepec demain matin, et même si Tehuantepec ne doit pas être évacuée, la ville ne se trouve pas tout à fait sur la côte – elle n’est même pas au niveau de la mer –, ce qui fait que Naomi ne risque rien. Mais j’ai bien le droit de me faire du souci pour mes amis.
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