Mais elle a aussi des fidèles parmi les membres de la Gauche unie, qui apprécient l’aspect low-tech de son show (c’est ça, low-tech, des documentaires TV qu’elle conçoit dans sa voiture pendant que celle-ci se conduit toute seule) et le fait qu’elle dénonce une conspiration dont ils ont toujours (avec raison) soupçonné l’existence. Cela non plus n’est guère étonnant : la Gauche, qu’elle se dise unie ou non, a toujours soutenu les médias quand ils étaient indépendants du gouvernement.
Puis il y a ce troisième groupe, sur lequel elle a du mal à se faire une idée… des jeunes branchés qui l’apprécient parce qu’elle est « plate » – un terme générique équivalant au « cool » médiatique.
Pas de problème, sauf que « plat » signifie aussi qu’ils la trouvent plutôt froide et elle aimerait bien savoir comment c’est possible. Elle a intercepté une transmission vidéo de l’Armée, la première envoyée depuis Honolulu, et a utilisé un gros plan de la pile de cadavres sur Kalei Road, des étudiants dont l’abri n’avait pas résisté au quatrième raz de marée et qui s’étaient retrouvés piégés dans un centre commercial en ruine distant de trois kilomètres. Elle a analysé la façon dont le président Hardshaw a circonvenu l’offre du Secrétaire général Rivera, elle a filmé des officiels de l’ONU et des USA pris en flagrant délit de désinformation, elle a même capté un film montrant un officiel onusien originaire de l’Équateur déclarant à ses subordonnés : « C’est l’occasion rêvée pour se débarrasser de ces salauds de yanquis. » Elle ne voit vraiment pas en quoi tout cela est « plat », mais si ça plaît à cette fraction de son public…
Elle se sert un énième café et se dit pour la énième fois que tout est sans doute plat comparé à la XV. Peut-être que l’utilisation du mot « plat » chez les jeunes les plus bohèmes laisse bien augurer de l’avenir, peut-être que le public va bientôt se détourner de ces putains d’hallucinations, ou du moins exiger un contexte permettant de les évaluer en connaissance de cause.
L’autre jour, elle a dialogué en ligne avec un professeur de communication qui lui a expliqué qu’elle était « brechtienne » alors que la XV est « craigéenne ». Toujours curieuse, elle s’est documentée sur Bertolt Brecht et sur Gordon Craig et elle n’a pas perdu son temps : de telles réflexions lui permettront un jour de briller en société… mais en dernière analyse, cette distinction signifie qu’elle préfère convaincre les gens plutôt que de les distraire. Ce qu’elle savait déjà.
Sa dernière trouvaille n’est guère spectaculaire mais, une fois resituée dans son contexte, elle risque d’intéresser son public. Un nouveau cyclone vient d’apparaître et fonce vers l’Amérique centrale (à moins qu’il ne décide de se diriger vers la Colombie ou la Basse-Californie, rien n’est encore très sûr). Apparemment, un géant comme Clem est capable de faire des petits… qui deviennent vite aussi gros que lui. Voilà un sujet susceptible de terrifier les masses, mais Berlina a bien l’intention de le traiter à sa manière, de satisfaire l’attente du public de Reniflements – comme elle aime à se le dire, elle va rester « plate, rad et cool ».
Elle est si ravie d’avoir trouvé un public appréciant sa conception du journalisme qu’elle s’autorise un moment de repos sur la banquette arrière de sa voiture. Dans quelques minutes, il lui faudra composer un nouveau bulletin et reprendre sa formation en météorologie – jamais elle n’aurait cru regretter de n’avoir jamais présenté la météo. Ces trois derniers jours, elle a appris plus de choses sur les jets d’écoulement qu’elle n’en a jamais su sur les Comités d’éthique.
Lorsque Diem et Callare ont lu le rapport de Carla, se sont contactés, ont contacté leurs équipes respectives, bref, ont commencé à réfléchir sur la nouvelle crise, à savoir la formation de Clem 2 (Carla leur a suggéré d’adopter une nouvelle nomenclature, laissant entendre qu’on arriverait à court de noms de baptême bien avant la fin de la saison des cyclones), et bien avant que le président Hardshaw et le SG Rivera aient été informés de l’existence de Clem 2, Berlina a baptisé celui-ci « Clémentine » et lui a consacré une édition spéciale de Reniflements.
Ces derniers temps, Louie a remarqué qu’il n’a pratiquement pas besoin de rester en contact avec son corps pendant le travail, et le plus souvent il se contente de laisser dormir sa carcasse. Le nombre de processeurs sur lequel il tourne croît en progression géométrique, de sorte qu’il est chaque jour un peu plus présent sur la Lune et un peu moins à bord de Constitution.
Son corps fait de beaux rêves et se réveille en pleine forme – en fait, il en a un peu trafiqué le système immunitaire après avoir découvert un accès à celui-ci depuis le cerveau. Il en a informé le docteur Wo, qui lui a demandé en retour s’il accepterait de partager avec lui le prix Nobel de médecine, l’amenant à conclure qu’il n’avait pas perdu son temps. Mais il est trop occupé pour poursuivre ce genre de recherche.
Le simple fait de recevoir un signal de son corps l’irrite au plus haut point ; il est obligé de retourner en orbite pour en accuser réception. Il croit tout d’abord qu’il a négligé certaines fonctions biologiques, puis se rend compte qu’on veut lui parler de la Terre. Il prend la peine de se replacer en mode temporel normal, puis voit que l’appel émane de Carla. Sachant qu’elle est aussi rapide d’esprit que lui, il se reconfigure aussitôt sur la Lune.
Quant à ce qu’elle veut lui dire… c’est tout bonnement fantastique, ça va résoudre une bonne fois pour toutes cette dichotomie corps/esprit. C’est seulement lorsqu’elle commente sa réaction qu’il se rend compte de la bizarrerie de celle-ci.
— Je croyais que tu serais fou de joie à l’idée de pouvoir aller trente-cinq fois plus loin dans l’espace que tous ceux qui t’ont précédé.
— Hein ? Oh, oui, tu as raison, mais…
Pendant que son message est transmis par radio aux antennes terrestres, pendant que la réponse de Carla est acheminée jusqu’à lui à la vitesse de la lumière, il dispose de plusieurs semaines de temps subjectif pour réfléchir à la question. En fait, il a le temps de se repasser sa vie en esprit, sous plusieurs angles différents, et d’arriver à la conclusion suivante : il fut un temps où ce qui lui importait avant tout, c’était d’aller là où personne n’était jamais allé, un temps où il se considérait comme le rival de tous les grands explorateurs depuis Hanno et Leif Eriksson. Et ce temps s’est achevé il y a quinze jours…
En temps réel. Pour lui, huit mille ans environ se sont écoulés. Il utilise plusieurs milliards de processeurs, en fait il atteindra le trillion cet après-midi même, et comme chacun d’eux est massivement parallèle, il fait tourner en tout plusieurs quintillions de programmes… et pourtant, quelque chose en lui insiste pour fonctionner de façon linéaire, pour former des chaînes de logique, de sorte que, sans doute pour conserver un semblant de santé mentale, il lui est plus facile de se dire que chaque seconde représente pour lui plusieurs décennies (ce chiffre augmente sans cesse, car sa rapidité d’esprit ne cesse de croître et il intègre constamment de nouveaux processeurs, mais aussi de nouveaux concepteurs de processeurs).
On ne peut pas dire qu’il n’a plus envie d’aller voir ailleurs. Mais il y a tellement de choses à apprendre sur l’endroit où il se trouve. Durant ses moments de loisir, il a assimilé toutes les données recueillies en orbite à propos de la Terre – que ce soit par le canal optique, radar ou thermique – et observé toutes les altérations subies par la biosphère depuis 1960. Il a opéré sur les langages une régression jusqu’à la langue mère et démontré l’existence de douze creusets possibles pour celle-ci. Il a complété l’histoire de l’humanité grâce à des indices dont l’importance avait jusqu’ici été négligée, d’autres indices lui permettant de mettre en doute des points d’histoire jusqu’ici universellement acceptés.
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