L’ambulance est sur les lieux moins de deux minutes plus tard, comme prévu, mais Henry Pauliss est déjà mort.
Normalement, un cyclone ne devrait pas s’éloigner du pôle, pas plus qu’il ne devrait se déplacer dans le sens de la rotation terrestre. Cela se produit parfois, mais les lois de la physique tendent à pousser les cyclones vers le pôle et vers l’ouest. Vers l’ouest parce que la Terre tourne, entraînant vers l’est son enveloppe atmosphérique, et parce qu’un cyclone résiste à ce mouvement avec plus de force qu’une masse d’air ordinaire. Vers le pôle parce que la force de Coriolis augmente à mesure que l’on s’éloigne de l’équateur, de sorte que les vents tourbillonnants sont plus incurvés sur le flanc polaire du cyclone, ce qui y diminue la pression atmosphérique et entraîne donc l’œil dans cette direction.
En outre, dans la plupart des zones de formation cyclonique de l’hémisphère Nord – dans le Pacifique au large des côtes sud du Mexique et au sud des Philippines, dans le golfe du Bengale et dans la mer des Antilles –, il se trouve que les courants directeurs sont orientés au nord et à l’ouest, si bien que le cyclone guidé par ceux-ci a tendance à suivre une trajectoire connue.
Mais Clem n’a rien de normal. Son jet d’écoulement l’a conduit au sud de Hawaii ; dans cette région, les courants directeurs sont orientés au sud. Comme le jet d’écoulement tend à le pousser vers l’est et le courant directeur vers le sud, il passe relativement loin de la côte ouest des États-Unis et de la Basse-Californie, donnant naissance à des vagues qui font le bonheur des surfeurs et à des précipitations hors de saison, mais n’altérant en rien les conditions de vie en Amérique du Nord.
Le jet d’écoulement, après s’être pas mal promené, finit par se stabiliser dans la même direction que le courant directeur. Il s’ensuit que Clem accélère vers le sud et se conduit de nouveau comme un cyclone ordinaire, poussé vers l’ouest. Clem reprend la direction de son lieu de naissance – et se prépare à un nouveau tour de manège à travers le Pacifique.
Le 5 juillet, environ une heure après que le soleil s’est levé sur la partie du Pacifique qu’il occupe, Clem se trouve précisément à 16o N 142o O et fonce plein sud. Louie Tynan, qui travaille en téléprésence sur la Lune, reçoit l’ordre d’accélérer la construction et le lancement du premier de ses satellites météo. Il répond qu’il va faire son possible mais qu’il ne promet rien.
Di et Carla observent toujours Clem, mais avec un peu moins d’attention. Di s’affaire à relire ses notes en vue d’un déjeuner de travail avec d’autres chefs de projet de la NOAA. Et il n’est que deux heures du matin dans les îles Salomon, où Carla a enfin jeté l’ancre.
Elle n’est pas exactement endormie, mais elle n’est pas non plus tout à fait réveillée. Allongée sur un matelas aquatique mal conçu dans une chambre du Mendana Hotel, sans doute une des plus luxueuses de Honiara, elle dispose d’une fiche de données du dernier cri (dont l’implantation a été financée par le gouvernement américain) branchée sur l’une des vingt prises universelles en état de marche de Guadalcanal, et elle surfe en douceur et au hasard dans l’immensité des zones ouvertes du net.
La facture de cette session atteindrait des proportions astronomiques, mais ce n’est pas elle qui paie – un cadeau de l’Oncle Sam, qui semble ces jours-ci la traiter comme sa nièce préférée. Ça fait belle lurette qu’elle a envie de jouir d’un accès illimité aux données dans ces conditions, car c’est souvent à la lisière du sommeil que lui viennent ses idées les plus géniales. Entre le rêve et l’éveil, elle étudie les ressources du globe et l’amplitude de Clem, cherchant une méthode pour lancer de quoi jeter une ombre sur le cyclone, étudiant le plan de Klieg afin de vérifier s’il est aussi efficace que le prétend son équipe d’« experts ».
L’ennui, c’est qu’il n’y a pas plus de trois mille personnes vivant de la prévision ou de la modélisation météo à l’échelle globale, et même si on en trouve deux parmi les experts de Klieg, ni l’un ni l’autre ne jouit d’une réputation bien établie. Mais ce n’est pas parce que cette fine équipe est composée d’une majorité d’inconnus qu’elle est dans l’erreur. Et le problème ne réside pas dans sa proposition, à savoir refroidir une bande du Pacifique jusqu’à 20o C afin que Clem et ses petits viennent y mourir plutôt que d’écumer l’océan pendant des mois. Si cette bande est assez large, si l’eau est assez froide, ça marchera.
Le problème, ce sont les éventuelles répercussions : cette solution ne risque-t-elle pas de causer de nouvelles catastrophes ? Et le prix demandé par Klieg se justifie-t-il vraiment ?
Carla se retourne dans son sommeil. Cette idée-là commence à l’inquiéter.
Inutile de tourner autour du pot : Klieg tente bel et bien de faire chanter l’ONU, car le monopole qu’il demande fera de lui le maître des satellites à l’échelle mondiale. En d’autres termes, le maître absolu de l’espace.
Elle a une grimace de douleur ; s’il était possible à un observateur d’embrasser la totalité du net, il constaterait alors un étrange phénomène : la prolifération sur plusieurs milliards de processeurs de brèves interruptions de signal durant à peine quelques microsecondes. Carla ne remarque encore rien ; le fait d’être branché sans avoir à payer quoi que ce soit représente un pouvoir qu’elle ignore.
La question qu’elle se pose ne figure pas parmi celles qu’elle doit élucider, mais elle décide néanmoins de l’examiner de plus près et de bâtir un modèle de l’avenir plutôt qu’un modèle météo. Elle glisse jusqu’à 2050 ; les données globales se forment et…
Elle plonge dans la simulation. Times Square : un gigantesque portrait de Klieg domine la scène. La rue est très, très propre… et tout ce qui l’entoure semble bien organisé. Elle s’aperçoit que les piétons se déplacent entre des lignes peintes sur le trottoir, traverse la rue pour les détailler, et un policier se dirige vers elle. Soudain prise de frayeur, elle se met à courir…
Il y a plusieurs milliers de policiers, tous coiffés d’un béret bleu. Toutes les vitrines sont ornées d’un grand K noir, ce qui signifie que toutes les boutiques sont autorisées à vendre des produits manufacturés dans l’espace… les seuls produits ayant une valeur quelconque, comprend-elle, ce qui signifie que Klieg a le monopole du verre, de l’acier, de l’aluminium, de l’agroalimentaire spatial…
Les flics se rapprochent d’elle. Aucun des passants ne semble remarquer quoi que ce soit d’anormal. Leurs visages semblent inexpressifs, tout comme celui de Klieg sur l’immeuble.
Et ils sont tous blancs.
Elle se réveille en sursaut, rebondit sur son matelas aquatique, s’empresse d’arracher la fiche plantée dans sa nuque. Elle s’oblige à se détendre, constate que son crâne est vide d’intrus, frissonne de tous ses membres. Ce rêve n’était sans doute qu’une métaphore ; elle a voulu voir trop loin et le vertige l’a saisie, voilà tout. Elle s’efforçait de visualiser les données alors qu’elle était immergée en elles. Son imagination, sa paranoïa, la méfiance que lui inspirent les hommes d’affaires comme Klieg ont fait le reste.
Mais une petite voix intérieure lui murmure autre chose. Elle se rend compte que, alors même qu’elle était plongée dans la simulation, elle avait conscience de ce qui se passait en ce moment, en particulier qu’une douzaine de processeurs répartis un peu partout sur la planète étaient en train de scanner et d’extrapoler toutes les données relatives à Klieg, à Rivera et à une douzaine de dirigeants ; ce qu’elle a vu, c’est Times Square tel que Klieg souhaite le voir, altéré par son sens de l’ordre et sa sensibilité d’Américain moyen. Et comme l’économie globale est à un stade où l’industrie spatiale risque de décoller, si Klieg venait à acquérir le monopole du lancement de satellites…
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